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Patrick Longuet (Auteur de la postface, du colophon, etc.)
EAN : 9782707318510
400 pages
Editions de Minuit (02/01/2004)
4.22/5   122 notes
Résumé :
En refermant l'Acacia, le lecteur a la sensation d'avoir personnellement chevauché dans les clairières de l'Est en 1940, les yeux brûlés d'insomnie; d'avoir reçu une balle en 1914 au coin d'un bois, tel un parfait poilu de l'Illustration ; mais aussi d'avoir servi aux Colonies avant 14; d'avoir hanté les villes d'eaux de la Belle Epoque ; d'avoir ouvert un télégramme avec des sanglots de veuve dans la gorge ; d'avoir visionné des bribes d' " Actualités " d'avant l'a... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (19) Voir plus Ajouter une critique
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Ouvrir l'Acacia de Claude Simon pour en entamer la lecture, c'est vivre une expérience inédite de lectrice dès les premières lignes et ce fut mon cas.

Au fur et à mesure que j'avançais dans ma lecture, je percevais, malgré mon état de stupéfaction, qu'il se passait quelque chose sous mes yeux d'inhabituel. La qualité de l'écriture, son réalisme, les longues phrases, suscitaient en moi de nombreuses images sans que je puisse maîtriser les scènes qui se déroulaient sous mes yeux. Je restais médusée devant ces femmes qui parcouraient les sentiers dévastés par la Grande Guerre. Je comprenais bien qu'elles étaient à la recherche d'une tombe, d'un lieu, dans ce paysage apocalyptique. L'une d'entre elles devait être la veuve mais je restais médusée, j'étais aux portes de l' Hadès. Je lisais, totalement fascinée, ces longues phrases sans fin qui me projetaient en 1919.

La première idée qui me vint fut d'associer cette écriture aux phrases sans fin de Marcel Proust. Mais leur point commun s'arrêtait là bien que tous les deux fussent des auteurs du temps qui passe, de la mémoire.

L'écriture de Marcel Proust dégage une sensibilité, une musicalité, une grande délicatesse d'où émane la beauté dans le souci du détail qui se veut gardien du temps qui passe. L'écriture de Claude Simon est visuelle, époustouflante, impétueuse, rude, indéfinissable devant toutes les sensations qu'elle provoque.

Autant avec Marcel Proust, je suis dans mon élément. Au fil du temps, il est devenu un ami. Autant avec Claude Simon, je me sens démunie pour définir cette écriture. Je lis, je m'arrête devant cette écriture inhabituelle. Je suis bousculée dans cet ordre chronologique qui n'est pas respecté. Je passe de 1919 pour repartir en URSS, pour revenir en 1939, puis en 1914, et un détour en 1982, rien de conventionnel mais les chapitres sont datés. Si là aussi il s'agit de réminiscences, l'auteur excelle à perdre son lecteur comme parfois, notre mémoire ricoche d'un souvenir à un autre, sans que l'ordre chronologique intervienne, juste par association d'idées.

Mais je suis comme envoûtée, admirative. Il faut imaginer deux pages rédigées de main de maître, sans point, ponctuées de virgules et de quelques parenthèses, où défilent avec une minutie de « dentellière » les personnages, le paysage, les qualificatifs, les qualités ou les comportements des personnages, des animaux, des comparaisons qui inspirent imagination et réflexion..

Claude Simon fut aussi photographe. Est-ce l'oeil exercé du professionnel qui provoque cette symbiose entre la lecture de toutes ces descriptions, ces périphrases et notre intellect ?
L'auteur nous prend en otage afin de nous faire appréhender la réalité de la guerre qu'elle soit Grande ou Drôle. Je retiendrai dans l'Acacia son réquisitoire sous jacent contre la guerre, l'armée et ses officiers, comme son regard incisif, teinté d'ironie, qui transperce l'être humain sans aucune concession. Il interroge ce dernier sur sa tendance à la guerre en mettant en scène le destin d'une famille au travers des épreuves du XXème siècle.

Cette écriture tient du prodige. Il y a des scènes inoubliables comme celles de la déclaration de guerre de 1939 et le départ de tous ces hommes délaissant leurs épouses, leurs fiancés, leurs parents ou leurs enfants. Je me suis trouvée projetée sur ce quai de gare, je pouvais entendre les bruits, les paroles, les pleurs, j'aurais pu agiter mon mouchoir. Impressionnant !

Prix Nobel 1985, j'ai pu lire quelques extraits de son discours de Stockholm où il relate les évènements auxquels il a assisté. On retrouve ainsi la justification de ses écrits.

Son père, militaire, est mort très jeune, en 1914, près de Verdun alors qu'il n'a que quelque mois. Sa mère est décédée, quelques années après, en 1925, d'un cancer. L'auteur étant né en 1913, il est mobilisé en 1939. Il expérimente l'armée et se retrouve prisonnier des Allemands. Auparavant, il avait rejoint les républicains espagnols.

Le titre de ce livre m'a interpellée. L'Acacia dont le bois est imputrescible, symbolise la régénération, l'immortalité. A la toute dernière page, il est écrit :

« Un soir, il s'assit à sa table devant une feuille de papier blanc. C'était le printemps maintenant. La fenêtre de la chambre était ouverte sur la nuit tiède. L'une des branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur, et il pouvait voir les plus proches rameaux éclairés par la lampe, avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond des ténèbres, les folioles ovales teintées d'un vert cru par la lumière électrique remuant par moment des aigrettes, comme animées soudain d'un mouvement propre, comme si l'arbre tout entier se réveillait, s'ébrouait, se secouait, après quoi tout s'apaisait et elles reprenaient leur immobilité ».

Je tiens à remercier Anna dont le retour de lecture a retenu toute mon attention. Sans elle, l'Acacia dormirait encore sur mon étagère, tant j'étais persuadée de l'avoir lu !
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Quand j'ai lu L'Acacia pour la première fois, c'est à peine si j'avais entendu parler de son auteur. Je ne savais pas s'il était vivant ou mort, j'ignorais complètement qu'il avait reçu le Nobel. En revanche, j'avais appris, je ne sais trop comment, qu'il vouait une grande admiration à l'oeuvre de Proust. Et c'est ça qui m'a donné envie de le lire.
Subjuguée dès les toutes premières lignes, je me souviens m'être dit : ‘Je n'ai jamais rien lu de pareil'. Je faisais l'expérience d'une immersion totale, j'étais dans la boue au milieu d'un paysage détrempé, ravagé par la guerre, en compagnie de deux femmes et d'un enfant dont je ne savais rien sinon que le malheur les avait frappés. Et ce que j'ai compris ou plutôt senti, c'est que l'auteur avait réussi là quelque chose d'inouï : restituer en quelques lignes et en une unique phrase une simultanéité de sensations, de perceptions, d'émotions et de souvenirs. Je pense que d'une façon ou d'une autre, tout auteur court après ce rêve : nous faire sentir et ressentir et voir et percevoir dans un condensé d'écriture la vie même… mais infiniment peu y parviennent avec tant de grâce et, j'ose le mot, avec tant d'efficacité.

Le chapitre I (1919) s'ouvre sur cette phrase :
« Elles allaient d'un village à l'autre, et dans chacun (ou du moins ce qu'il en restait) d'une maison à l'autre, parfois une ferme en plein champ qu'on leur indiquait, qu'elles gagnaient en se tordant les pieds dans les mauvais chemins, leurs chaussures de ville souillées d'une boue jaune que l'une des deux soeurs parfois essuyait maladroitement à l'aide d'une touffe d'herbe, tenant de l'autre main son gant noir, penchée comme une servante, parlant d'une voix grondeuse à la veuve qui posait avec impatience son pied sur une pierre ou une borne, la laissant faire tandis qu'elle continuait à scruter avidement des yeux le paysage, les prés détrempés, les champs que depuis cinq ans aucune charrue n'avait retournés, les bois où subsistait ici et là une tache de vert, parfois un arbre seul, parfois seulement une branche sur laquelle avaient repoussé quelques rameaux crevant l'écorce déchiquetée. »

Claude Simon était, paraît-il, un grand amateur de musique. Il a puisé dans son histoire familiale et dans celle des deux guerres mondiales les éléments d'une symphonie en douze chapitres qui bousculent la chronologie et notre rapport au temps. Parfois concentrés sur une seule journée (27 août 1914), une année (1940) ou s'étirant au contraire sur plusieurs décennies (1914-1982), nous y empruntons le cours sinueux d'un récit au croisement de l'intime et de l'Histoire, un récit fragmenté comme la mémoire qui le sous-tend, avec ses focales et ses ellipses.
L'auteur reste constamment à hauteur d'homme, il ne surplombe pas les choses, mais les donne à voir dans toute leur fragilité et dans toute leur absurdité. La guerre n'est pas une chose désincarnée ou abstraite, un événement édifiant ou tragique, la guerre c'est ça :
« (...) tous, les uns après les autres, déversés, engloutis, disparus sans laisser de traces, rayés des tableaux d'effectifs sans même que ce qui se passait (ce qu'ils (les cavaliers) étaient en train de vivre) ressemblât de près ou de loin à quelque chose comme une guerre, ou du moins à ce qu'ils s'imaginaient confusément que devait être la guerre : même pas un décor, le minimum de mise en scène, de solennité (ou même de sérieux) qui leur eût tout au moins permis de croire qu'on les avait envoyés là pour se battre et non pas simplement pour être tués (...) »
De même, l'amour, le désir, le sexe sont-ils restitués dans leur réalité la plus intime et la plus sensible, sans voyeurisme ni fausse pudeur :
« (...) elle dont probablement aucun homme n'avait jamais baisé ni même effleuré les lèvres, tout à coup arrachée à sa bienséante et végétale existence, projetée ou plutôt catapultée, précipitée au plein de sa vorace trentaine dans une sorte de vertigineux maelström qui avait pour centre le bas de son ventre d'où déferlait en vagues sauvages quelque chose qui était aux plaisirs qu'elle avait connus jusque-là comme un verre d'alcool à du sirop d'orgeat, ne s'arrêtait même pas aux limites de son corps, se prolongeait encore au-dehors, si tant est qu'elle fût encore capable de distinguer entre dedans et dehors lorsque, abritée de son ombrelle, encore pantelante et moite, de nouveau appuyée à ce bras dont à travers le léger tissu de toile elle pouvait sentir les muscles, épuisée (ou plutôt rassasiée, repue, hébétée), elle descendait la passerelle, allait flâner aux escales (ou plutôt mollement flotter, comme dans un état second, somnambulique) le long des étalages de souks ou de marchés indigènes, percevant comme dans un permanent orgasme ces ports, ces villes, ces pyramides, ces chameaux, ces foules barbares et loqueteuses (…) »

Je dirais pour finir que le ton de Claude Simon est à la fois lyrique et âpre, bienveillant et ironique, que son regard à la fois exalte le monde et le transperce comme une lame. Et si, dans sa quête effrénée de restituer en quelques pages la vie même, il perd parfois son lecteur, c'est pour mieux le rattraper par la suite, le prendre dans les rets de ses phrases enchanteresses.
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"L'Acacia" appartient à la seconde époque de la création romanesque de Claude Simon : après une période expérimentale, "formaliste", à l'école du Nouveau Roman, son oeuvre assume et dépasse les théories pour voler de ses propres ailes et manifester le génie de l'auteur par delà colloques et manifestes, pour lesquels il avait peu de goût. En même temps, l'auteur d'avant-garde qu'il est s'autorise une relation pacifiée avec la tradition, comme on le voyait déjà aux "Géorgiques" de 1981. "L'Acacia" rappelle "A la Recherche du Temps Perdu", car dans les deux romans un écrivain émerge dans le temps absurde et cyclique de l'Histoire et de la Nature (à savoir naissance, maturité, déclin et mort). Si le temps perdu proustien était celui des mondanités, des amours et des amitiés stériles, le temps perdu dans "L'Acacia" est celui des grands cataclysmes du XX°s inscrits dans l'histoire familiale du romancier, cataclysmes décrits avec la minutie artisanale, le sens merveilleux du détail et de la couleur de Brueghel ou de Jérôme Bosch. Ce temps perdu et destructeur devient la matière de l'art littéraire : la guerre, dont on sait qu'elle est, dans sa réalité, le Mal même, est devenue le beau matériau littéraire des grands poèmes de Claude Simon dans "L'Acacia", aux échos d'Iliade et d'Enéide. On trouvera aussi une forme de chronique familiale et d'autobiographie (sans "je") dans "L'Acacia" : l'histoire des ancêtres, les sinuosités des alliances et des familles, font immanquablement penser au "Labyrinthe du Monde" de Marguerite Yourcenar, à ceci près que Claude Simon brouille les limites entre le fictif et le réel avec sa palette de grand peintre réaliste et social. En nos temps de misère littéraire, de haine ignorante et de ressentiment contre la belle langue et le beau style, la lecture des longues phrases de Claude Simon est une volupté de chaque instant. En temps de moralisme et de dictature des ratés vertueux, la jouissance innocente de lire et de voir, d'oublier le Bien et ses sermons, console de tous les chagrins que nous cause "l'actu".
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Ils ont tout cassé, tout détruit, la structure romanesque, finit... L'intrigue, les personnages, c'était avant. Désormais avec le Nouveau Roman, vous allez vous coltiner un narrateur omniscient qui ne nomme aucun personnage et avec comme seul repère des dates. de plus, un rythme lent qui souhaite capter une forme d'unicité du temps avec un vocabulaire d'une richesse et d'une diversité à couper le souffle. de la branlette intellectuelle, de la vraie... Un amas de pensée, de détails, de micro-récits, d'anecdotes, un foisonnement d'images scrutant avec avidité le monde matériel à la recherche d'un sens qui reste toujours hors de portée.

Cette recherche menée en parallèle de celle du temps, d'un passé fragmentaire, empli de coïncidences bien grandes et d'un hasard puissant, mais qui, dans sa plénitude sensorielle semble revivre. Mais on ne peut non plus dire que cette oeuvre est autobiographique pour autant, elle met plutôt tout en place pour montrer l'irréalité d'expériences extrêmes. L'individu est ici écrasé par l'histoire meurtrière du 20eme siècle, celle de deux guerres qui ont vidé du monde, le sens de la vie.

C'est un monde morne, apathique, fatigué, froid, frappé d'hébétude, ou la faillite des idéologies règne en maître: Communisme, christianisme, républicanisme, anarchisme, aristocratie ou bourgeoisie libérale, tous ont failli et ont fait de l'Europe, un gigantesque circuit de trains à bestiaux, ou se sont entassé des millions d'hommes, qui par la suite, ont eu le privilège de voir un chaos sans aucun sens, et peut être eu l'honneur de faire la rencontre bien triste d'un magnifique morceau de métal si bien taillé.

C'est le récit d'une convergence, celle de sa propre histoire et de celle de son père. Tout cela le pousse à considérer sa vie comme la conclusion de celle de son père, le cycle d'anéantissement qui semble en effet vouloir se répéter. Un ouvrage clivant, plutôt ardu à lire, par moment ennuyant, une expérience étrange et très certainement assez unique...
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Un homme, un militaire issu de la paysannerie, a gravi les échelons pour enfin avoir "accès à l'inaccessible princesse", descendante d'un général d'Empire. Un enfant naît de ce mariage.
Ce roman ne cesse de monter et descendre l'échelle de la mémoire de cette famille : la première guerre mondiale, le communisme en URSS, le nazisme en Allemagne, la seconde guerre mondiale... il n'y a pas d'entre-deux-guerres dans L'acacia, mais un douloureux continuum de destins fracassés.
Claude Simon peut écrire un long paragraphe sur une chose aussi anodine qu'une carte postale, une boîte de cirage... sans un mot de trop. On pourrait parler d'écriture "minutieuse". Mais il raconte la mobilisation générale en 1939, au travers de l'instant du départ à la gare de Perpignan, et ces trois pages sont magistrales, exceptionnelles. de la même façon hallucinante, il relate la rencontre entre un cavalier ayant perdu son régiment, et un groupe de trois blindés, et ça vous laisse sans voix.
Challenge Nobel
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Citations et extraits (24) Voir plus Ajouter une citation
17 mai 1940 – (IV, extrait)
     
Ce n'est qu'au bout d'un moment qu'il entend le coucou. C'est-à-dire que l'effroyable tapage de sa respiration s'apaisant (à présent il marche : d'un pas soutenu mais sans hâte, de sorte que progressivement son coeur et ses poumons retrouvent leur fonctionnement normal), à l'abri maintenant, la conscience du monde extérieur lui revient peu à peu autrement qu'à travers l'élémentaire alternative du couvert et du découvert; il peut alors percevoir les menus bruits qui composent le silence de la haute futaie immobile : le léger chuintement de l'air dans les cimes des arbres, le frémissement d'un feuillage, son pas feutré sur le sol spongieux, l'élastique tapis d'humus accumulé et, lui parvenant à intervalles réguliers, le cri redoublé de l'oiseau répercuté entre les troncs verticaux, comme si après avoir retenti il continuait à existait par son absence même, comme pour souligner le silence, le rendre plus sensible encore, lancé avec une régularité d'horloge non pour le troubler mais le ponctuer, délivrer une accumulation de temps et permettre à une autre quantité de venir s'entasser, s'épaissir, jusqu'au moment où elle sera libérée à son tour par le cri, au point qu'il cesse de marcher, se tient là immobile sous sa puante carapace de drap et de cuirs alourdie par l'eau (mais il ne la sent pas, ne fait avec elle qu'un bloc compact de saleté et de fatigue, d'une matière pour ainsi dire indifférenciée, terreuse, comme si son cerveau lui-même, embrumé par le manque de sommeil, était empli d'une sorte de boue, son visage séparé du monde extérieur, de l'air, par une pellicule brûlante, comme un masque collé à la peau), prêtant l'oreille, attendant que le cri du coucou lui parvienne de nouveau, puis écoutant refluer ce silence maintenant peuplé d'une vaste rumeur : non pas celle de la guerre (à un moment, très loin, comme arrivant d'un autre monde, anachronique pour ainsi dire, à la fois dérisoire, scandaleuse et sauvage, retentit une série d'explosions : pas un bruit à proprement parler (ou alors quelque chose qui serait au bruit ce que le gris est à la couleur), pas quelque chose d'humain, c'est à dire susceptible d'être contrôlé par l'homme, cosmique plutôt, l'air plusieurs fois ébranlé, brutalement compressé et décompressé dans quelque gigantesque et furieuse convulsion, puis plus rien), non pas le bruissement des rameaux mollement balancés ou le faible chuintement de la brise dans la voûte des feuillages, mais plus secrète, plus vaste, l'entourant de tous côtés, continue, indifférente, l'invisible et triomphale poussée de la sève, l'imperceptible et lent dépliement dans la lumière des bourgeons, des corolles, des feuilles aux pliures compliquées s'ouvrant, se défroissant, s'épanouissant, palpitant, fragiles, invincibles et vert tendre. Il se remet alors en marche ...
     
(Les Éditions de Minuit coll. Double, 1989/2003 – pp. 94-96)
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l'Exode - Les cavaliers croisent une colonne en sens inverse

De l'autre, la lente succession des véhicules hétéroclites (charrettes à foin, carrioles, tombereau) couleur de terre (c'était quelque chose que même dans la demi-obscurité on pouvait voir, comme on peut sentir une odeur dans les ténèbres ; quelque chose qui était inhérent aux voitures, aux ballots entassés, au vêtements : le brun terne des couvertures, de la boue accrochée aux roues, des croûtes écaillées sur les jarrets des vaches et des veaux - seule parfois une tache noire trahissait le rouge d'un édredon ou d'une courtepointe) avec leurs chargements encordés et débordants, les bestiaux attachés par une longe à l'arrière, les femmes assises parmi les paquets, semblables elles-mêmes à des paquets (ils - les cavaliers - pouvaient parfois entrevoir un profil rigide, dur, sculpté dans une matière inerte comme le malheur), , les hommes conduisant les bêtes et, eux aussi, de profil, regardant aussi avec une sorte de farouche obstination droit devant eux dans le noir, sombres, femmes, hommes, enfants - tout au moins ceux qui ne dormaient pas, enfouis sous des lainages au milieu des cartons et des batteries de cuisine ficelés à la hâte - frappés, aurait-on dit, d'une même stupeur, sous le coup de cette malédiction qui les chassait de leurs maisons et les jetait en pleine nuit sur les routes, traînant avec eux leurs entassements de bahuts, d'édredons, de machines à coudre et de moulins à café couronnés de vieilles bicyclettes couchées sur le flanc, semblables à des squelettes, des carcasses d'insectes à la morphologie compliquée, arachnéenne et cornue.

pages 245/246
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17 mai 1940

Les successives et molles ondulations de la plaine, le champ de blé vert, le village de carton et son clocher effilé sortant d'un bas-fond dans lequel s'enfonçait peu à peu le chemin, les petites silhouettes s'enfonçant en même temps, les bustes seuls visibles maintenant, plantés derrière les encolures arrondies des chevaux, comme les pièces d'un jeu d'échecs, l'escadron tout entier retombé dans sa somnolence ou plutôt sa léthargie, exténué, somnambulique, si bien que lorsque le cri s'éleva, venant de l'arrière, passant de bouche en bouche, relancé par les voix éraillées des sous-officiers, il (le cri) parut courir, privé de sens, comme une simple vibration de l'air ou ces incompréhensibles piaillements d'oiseaux marins, de mouettes, à la fois alarmés, rauques et plaintifs, déchirant sans le déranger le silence indifférent, relancé par chacun avec une sorte d'indifférente docilité, de morne lassitude, tandis qu'ils continuaient d'avancer, de presser machinalement le pas de leurs montures fourbues, relevant à peine la tête pour lancer au dos qui les précédait l'avertissement monotone, inutile, répété, avec cette cassandresque persévérance des annonciateurs d'apocalypses et de désastres : "Faites passer en tête : les Allemands sont dans le villages! Faites passer : les Allemands! Faites passer : les blindés allemands sont dans le village ! Arrêtez ! Blindés dans le village ! Faites passer ! Les Al.....page 48
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Il avait avec le même égal et docile étonnement, sans bien comprendre, vu d'abord la femme toujours vêtue de sombre qui était sa mère fondre peu à peu, se résorber, échanger son visage bourbonien contre celui d'un échassier, puis d'une momie, puis ( grâce aux bistouris qui taillaient et retaillaient dans le corps) même plus une momie: quelque chose comme un bistouri lui-même, une lame de couteau, une sorte d'épouvantail vivant, la tête d'oiseau décharné émergeant de châles qui recouvraient quelque chose de plat d'abord étendu sur des liseuses, puis des divans, puis dans un lit, de plus en plus plat, soulevant à peine le drap, puis disparaissant tout à fait, ne laissant plus rien d'elle qu'une boite de chêne verni sous un amoncellement de fleurs au violent parfum mêlé à l'odeur des cierges, et rien d'autre.
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... cet hiver-là [1909-1910] toutes les rivières et les fleuves débordèrent, de sorte qu'elles durent attendre dans des gares humides et parcourues de courants d'air que l'on autorisât à partir les trains qui avançaient au milieu d'étendues semblables à de l'étain dont émergeaient en pointillés des lignes d'arbres et des clôtures, comme s'il fallait qu'avant même d'être célébré ce mariage qui ne devait durer que quatre ans, dont l'acteur principal (l'homme à la barbe carrée, au visage marqué par de terribles climats) et plusieurs des insouciants invités aux épaulettes dorées ou aux cigares également bagués d'or n'avaient plus que quatre ans à vivre, devait s'annoncer prémonitoirement par un désastre naturel (si tant est que celui qui allait se produire quatre ans plus tard ne fût pas d'essence aussi naturelle que la pluie, la sécheresse, les épidémies ou le gel), de même que trente ans plus tard, comme si rien ne devait subsister, ni les corps (celui que la veuve chercha en vain à travers des étendues de terres ravagées) ni les lieux, un torrent sorti d'une montagne des Pyrénées (ou plutôt ce qui, de tout temps, n'avait jamais été qu'un paisible ruisseau) soudain furieux, inexplicablement grossi aux dimensions d'une cataracte, ne devait laisser subsister qu'un désert de pierres semblable à quelque champ d'ossements à l'endroit où s'élevait l'hôtel placé sous l'invocation de l'Egyptien (ou du Turc, ou du Levantin) coiffé d'un fez et amateur de baccara, au milieu des pelouses, des banquettes de fleurs et du parc aux frais ombrages sous lesquels l'épousée d'à peine quatre ans promenait dans un landau poussé par la négresse un enfant déjà sans père.

p. 306
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Vidéo de Claude Simon
Avec Marc Graciano, Maylis de Kerangal, Christine Montalbetti & Martin Rueff Table ronde animée par Alastair Duncan Projection du film d'Alain Fleischer
Claude Simon, prix Nobel de Littérature 1985, est plus que jamais présent dans la littérature d'aujourd'hui. Ses thèmes – la sensation, la nature, la mémoire, l'Histoire… – et sa manière profondément originale d'écrire « à base de vécu » rencontrent les préoccupations de nombreux écrivains contemporains.
L'Association des lecteurs de Claude Simon, en partenariat avec la Maison de la Poésie, fête ses vingt ans d'existence en invitant quatre d'entre eux, Marc Graciano, Maylis de Kerangal, Christine Montalbetti et Martin Rueff, à échanger autour de cette grande oeuvre. La table ronde sera suivie de la projection du film d'Alain Fleischer Claude Simon, l'inépuisable chaos du monde.
« Je ne connais pour ma part d'autres sentiers de la création que ceux ouverts pas à pas, c'est à dire mot après mot, par le cheminement même de l'écriture. » Claude Simon, Orion aveugle
À lire – L'oeuvre de Claude Simon est publiée aux éditions de Minuit et dans la collection « La Pléiade », Gallimard. Claude Simon, l'inépuisable chaos du monde (colloques du centenaire), sous la direction de Dominique Viart, Presses Universitaires du Septentrion, 2024.
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