L'affreux joujou

C'était aussi triste que le halètement d’un vieil accordéon à bout de souffle.

Il y a des gens qui ont horreur de se faire photographier. Intuition ? Peur que ?...Là, je poussais le bouchon un peu loin ! Balzac, par exemple, détestait subir l'épreuve du daguerréotype. Le corps humain comporte une superposition de spectres, au plan de la physique. Le grand écrivain s'imaginait que si on le prenait en photo il serait partiellement dépouillé des éléments qui formaient sa noble personne...Vingt, trente, cent poses devant l'appareil photo...et vous n'êtes plus rien, ou presque, la pellicule vous a tout pris !
Pourquoi pas après tout ?
Il est certain que l'on ne connaît pas tout sur le mystère de la photographie.

L’appareil photo me maintenait à la surface de la vie, un peu comme une bouée. Sans lui je crois bien que j’aurais fini par sombrer. Les déclics du déclencheur du Schkemmer, l’éclair de ses flashes, parfois, étaient la petite musique et la lueur de mon restant d’espérance. Grâce à cette passion qui grandissait de jour en jour, la photo, les journées étaient pour moi moins longues. J’accumulais les photos, je remplissais des albums. Je m’étais habitué à ce petit appareil désuet mais efficace et très maniable. De toute façon il m’aurait été impossible d’acheter un appareil moderne, et je n’avais aucune confiance dans les rares occasions que l’on pouvait dénicher sur les marchés. Pour les films et les flashbars, qui finissaient par coûter de petites fortunes, j’avais trouvé une solution – une sorte de miracle – après être resté, faute de ce matériel, quinze longs jours, un supplice, sans pouvoir me servir de l’appareil.

Les gens comme vous ça ne court pas les rues, surtout de nos jours…

D’autres fous d’images exercent leur art différemment, filment avec une caméra, font des croquis… Mais je ne suis ni cinéaste, ni dessinateur, ni peintre. Là, sur mon mur, planqué comme un vil voyeur, j’avais photographié un marmot chaque fois qu’il venait ramasser le ballon de jeu qui avait roulé jusqu’au bas de ce mur, dans la cour de l’école, à l’endroit où je me trouvais. Une légère plongée, et sur les photos on ne voyait pas toujours le visage de l’enfant, simplement son dos, sa nuque bouclée, mais heureusement j’avais pu trouver souvent dans le viseur les traits du sujet, et ces épreuves-là avaient ma préférence.

Ce n’est pas de ta faute, si t’en es là. Ce sont tous ces salauds, avec leurs lois à la con, qui t’ont poussé à la rue… Leur merde ! C’est à croire que les gens étaient moins malheureux au temps des rois…

C’était un brave type. Un Portugais. Il a vraisemblablement eu pitié de moi car il m’a offert un demi-saucisson, un bout de pain et un reste de Coca-Cola au fond d’une bouteille. Cette nuit-là, j’ai pleuré pour la première fois depuis des années et des années. Je n’avais plus d’amis depuis longtemps, aucune porte où aller frapper, et j’ai compris la petite phrase de Paul Gauguin : « Paris est un désert pour l’homme pauvre. »

Quand on est un néophyte…

Je ne me souviens plus très bien… Il y a comme du brouillard dans ma tête… Tous ces soucis… Huit jours, peut-être douze… J’ai même essayé de dormir sur une grille de métro, à l’Étoile, mais des clochards, des habitués, m’ont fait comprendre que… Pas assez de place… Je n’ai pas insisté. On ne sait vraiment pas où aller, il faut le voir pour le croire… Il y a sûrement des coins, des entrepôts ou des hangars dans lesquels on peut entrer, mais… Toujours la même chose…

L’hiver est tellement méchant… On a des égards pour les gens comme moi… Mais, voyez-vous, aller frapper à la porte de l’Armée du Salut ou de je ne sais quel asile de nuit… Je n’ai pas pu… Vous comprenez, je ne suis pas un clochard, je n’ai pas l’habitude… Et puis il faut connaître les heures d’ouverture, de fermeture, les endroits exacts… Je…