Ils ont de la vase jusqu’au genou. Les moustiques se posent sur leurs fronts, près des paupières enflées, sous leur menton. Rida et Thol respirent par la bouche, fort, sûrement à cause du paludisme qui le jour est contrôlable mais la nuit grattent par l’intérieur des nerfs. Après une heure de marche, éclairés à la seule lumière d’un croissant de lune visqueux, ils sentent enfin la présence de l’eau. Derrière une ligne d’arbres abondants, les marécages débouchent sur une étendue de clarté.
Saravouth se souvient clairement de tout ce qui s’est passé jusqu’au moment où son père s’est mis à courir. Après, il a vu les palmiers devant lui s’effondrer. Il n’a pas senti la balle lui percuter la tête, mais une pression sur ses poumons, depuis l’intérieur, la langue de Shiva. La dernière chose dont il se souvient c’est d’avoir lâché la main de Dara.
Parfois il est préférable de croire que les gens qui sont censés nous aimer sont morts.
Fermé à cause de la folie des hommes, les livres sont en vacances.
Ils sont à quelques dizaines de kilomètres à vol d'oiseau de la cité d'Angkor, tenue par les vietcongs, qu'ils imaginent juste derrière les sapotilliers longeant l'horizon au nord. Saravouth y est allé autrefois avec ses parents ; il a vu les figuiers géants et les temples noirs terminés par les têtes prodigieuses du Boudddha-Brahma.
-La racine du curcuma frais, une cuillère à café de poudre de curry rouge, des aubergines en gros morceaux, belles, luisantes, et, j'allais oublier, une feuille de noni et une cuillerée à soupe de citronnelle. C'est primordial, la citronnelle. Il faut mélanger et cuire le poisson, ou le poulet, dans un bouillon.
Je ne comprends pas pourquoi les communistes viennent par ici, dit Thol.
- Le trafic d'armes, dit Pierre. Les soldats de Lon Nol vendent aux communistes les armes que leur fournissent les Américains. Tu te rends compte : à leurs propres ennemis !
- Tout çà pour l'argent, conclut Rida en jetant un regard méprisant à Sony.
Sur le bord de la route, une sculpture de Bouddha sourit, marquée d'un point sur le front. Quand on ajoute au Bouddha un troisième oeil, "l'oeil intérieur", c'est pour le transformer en Brahma.
Saravouth se souvient de la prémonition de Iaï : "Tous ceux que tu croiseras voudront t'aider, non pas parce que tu as l'air gentil, mais parce qu'ils croiront que c'est la meilleure façon de se sauver eux-mêmes."