Citations sur Chanson douce (573)
Elle avait toujours refusé l'idée que ses enfants puissent être une entrave à sa réussite, à sa liberté.Comme une ancre qui entraîne vers le fond, qui tire le visage du noyé dans la boue.Cette prise de conscience l'a plongée au début dans une profonde tristesse.Elle trouvait cela injuste, terriblement frustrant.Elle s’était rendu compte qu'elle ne pourrait plus jamais vivre sans avoir l'impression d’être incomplète, de faire mal les choses,de sacrifier un pan de sa vie au profit d'un autre.
Mila, elle aussi, finit par avoir peur. Pendant un instant, elle se met à croire que Louise est vraiment partie, qu'elle les a abandonnés dans cet appartement où la nuit va tomber, qu'ils sont seuls et qu'elle ne reviendra plus. L'angoisse est insupportable et Mila supplie la nounou. Elle dit : "Louise, c'est pas drôle. Où es-tu ?" L'enfant s'énerve, tape des pieds. Louise attend. Elle les regarde comme on attend l'agonie du poisson à peine pêché, les ouïes en sang, le corps secoué de convulsions. Le poisson qui frétille sur le sol du bateau, qui tète l'air de sa bouche épuisée, le poisson qui n'a aucune chance de s'en sortir.
La solitude s’est révélée, comme une brèche immense dans laquelle Louise s’est regardée sombrer. La solitude, qui collait à sa chair, à ses vêtements, a commencé à modeler ses traits et lui a donné des gestes de petite vieille. La solitude lui sautait au visage au crépuscule, quand la nuit tombe et que les bruits montent des maisons où l’on vit à plusieurs. La lumière baisse et la rumeur arrive ; les rires, et les halètements, même les soupirs d’ennui.
Elle n'a pas su mourir. La mort, elle n'a su que la donner.
On se sent seul auprès des enfants. Ils se fichent des contours de notre monde. Ils en devinent la dureté, la noirceur mais n'en veulent rien savoir. Louise leur parle et ils détournent la tête. Elle leur tient les mains, se met à leur hauteur mais déjà ils regardent ailleurs, ils ont vu quelque chose. Ils ont trouvé un jeu qui les excuse de ne pas entendre. Ils ne font pas semblant de plaindre les malheureux.
Ce jour-là, après la sieste, elle a ouvert les volets. Et c'est là qu'elle l'a entendu. La plupart des gens vivent sans jamais avoir entendu des cris pareils. Ce sont des cris qu'on pousse à la guerre, dans les tranchées, dans d'autres mondes, sur d'autres continents. Ce ne sont pas des cris d'ici. Ca a duré au moins dix minutes, ce cri, poussé presque d'une traite, sans souffle et sans mots. Ce cri qui devenait rauque, qui s'emplissait de sang, de morve, de rage. "Un docteur", c'est tout ce qu'elle a fini par articuler. Elle n'a pas appelé à l'aide, elle n'a pas dit "Au secours" mais elle a répété, dans les rares moments où elle redevenait consciente, "Un docteur".
Louise est un soldat. Elle avance, coûte que coûte, comme une bête, comme un chien à qui de méchants enfants auraient brisé les pattes.
"Il faut que quelqu'un meure. Il faut que quelqu'un meure pour que nous soyons heureux."
"Vous ne devriez pas chercher à tout comprendre. Les enfants, c'est comme les adultes. Il n'y a rien à comprendre".
Dans cette chambre, dans une rue du quartier chinois, elle a perdu la notion du temps. Elle était égarée, hagarde. Le monde entier l’avait oubliée. Elle dormait pendant des heures et se réveillait les yeux gonflés et la tête douloureuse, malgré le froid qui sévissait dans la pièce. Elle ne sortait qu’en cas d’extrême nécessité, quand la faim devenait trop insistante. Elle marchait dans la rue comme dans un décor de cinéma, spectatrice invisible du mouvement des hommes. Tous le monde semblait avoir quelque part où aller.
La solitude agissait comme une drogue dont elle n’était pas sûre de vouloir se passer. Louise errait dan la rue, ahurie, les yeux ouverts au point de lui faire mal. Dans sa solitude, elle s’est mise à voir des gens. A les voir vraiment. L’existence des autres devenait palpable, vibrante, plus réelle que jamais. Elle observait jusque dans les moindres détails les gestes des couples assis aux terrasses. Les regards en biais des vieillards à l’abandon. Les minauderies des étudiantes qui faisaient semblant de réviser, assises sur le dossier d’un banc. Sur les places, à la sortie d’une station de métro, elle reconnaissait l’étrange parade de ceux qui s’impatientent. Elle attendait avec eux l’arrivée d’un rendez-vous. Chaque jour, elle rencontrait de compagnons en folie, parleurs solitaires, déments, clochards.
La ville, à cette époque, était peuplée de fous.