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Critique de Goldlead


S'il y a un comble du philosophe, pour ironiser comme les enfants blagueurs, c'est bien Peter Sloterdijk, qu'on voit ici (bille en tête) se tournebouler la boule ou le ciboulot pour faire le tour des boules, des balles, des bulles, des billes, des bielles et toutes sortes d'autres rondeurs qui , à tous les ordres de grandeur, configurent les êtres, les états et les mondes de la Création… Car, pour parler plus sérieusement, y a-t-il entreprise plus mégalomaniaque que cette trilogie de plus de deux mille pages bien serrées, qui ne vise rien moins qu'à réaliser l'ambition extrême et suprême (ou le rêve fou) du théoricien, dans la double signification de ce mot : tout englober dans un principe d'explication unique (expliquer, c'est unifier : Aristote) ; et, de plus, ce distillat de pensée, le représenter et le donner à voir (theôrein : observer , contempler ; de oraô, j'ai des yeux, je vois) ? Pareille entreprise, qui vise à déceler et exposer le motif premier et dernier de toutes choses, la clef universelle, la figure archétypique ou matricielle de la sphère, récurrente à toutes les échelles et dans tous les domaines du réel ; qui prend en charge tout l'espace (des noyaux les plus infimes ou les plus intimes aux enveloppes les plus lointaines du cosmos) et tout le temps (des limbes de la création aux fumées de l'apocalypse) ; qui mobilise toutes les ressources de l'enquête et de l'esprit (métaphysique, théologie, psychologie, psychanalyse, anthropologie et sociologie, cosmologie, théorie politique, histoire générale et universelle, histoire des arts et des techniques, sémiotique, etc.)… exige une culture encyclopédique et une érudition prodigieuse qui suffiraient à distinguer le travail de Sloterdijk. Ne propose-t-il pas d'ailleurs (II, p. 687) de rebaptiser l'ensemble des « sciences humaines » « sciences des sphères » ? Mais, dans la mesure où la sphère se donne autant à voir qu'elle donne à penser, le style très singulier de l'auteur (mi savant mi conteur) déroule ses réflexions subtiles et tortueuses dans une tension constante entre, d'une part, les audaces conceptuelles et la lame acérée de l'analyse, précise, tatillonne, aride et technique, et, d'autre part, le charme flou et contagieux des images, des métaphores et même des nombreuses illustrations (comme aussi des incises en forme de petits billets personnels) qui émaillent le texte, reposantes et suggestives. Il peut même atteindre à une forme de virtuosité dans l'humour pince-sans-rire, comme dans le chapitre sur la « Merdocratie » (T II) qui jette sans sourciller les bases d'une sphérologie olfactive de la pestilence, ou dans la digression sur la surenchère des couvre-chefs (couronnes, mitre et tiare) sur les têtes couronnées !

Impossible, évidemment, de résumer un tel ouvrage. Tout au plus peut-on en suivre, d'un tome à l'autre, le fil conducteur et la progression.

Le premier tome, sous le signe des « Bulles », est consacré aux microsphères (ou plutôt ovoïdes ou ellipsoïdes, avec deux foyers ou deux épicentres) de l'intime, qui sont mises en jeu à l'apparition et dans la formation de la vie individuelle. Fragiles comme bulles de savon parce que tout en coalescence interne, sans enveloppe solide, elles tiennent par les échanges mutuels, les interactions et les courants qui circulent entre les deux foyers. Sortes de cocons endogènes, de structure « bipolaire » ou « dyadique », à l'intérieur desquels la vie émerge et se synthétise par et dans le partage. le prototype en est, bien sûr, la symbiose de la mère et du foetus dans la vie intra-utérine, avec tous les circuits du sang, des sons, des émotions, puis, plus tard, de l'air, des mots, des regards… qui préfigurent (dans la vie postnatale) la transfusion des coeurs amoureux, l'ouverture réciproque des visages, le cercle magique ou magnétique des affinités électives et, plus généralement, le tissage (chaîne et trame) spontané et horizontal des relations intersubjectives de proximité. Mais, à bien y regarder, le modèle se complique un peu : la dyade constitutive de la monade personnelle se révèle en fait une triade. En effet, entre l'un (enfant) et l'autre (mère), il y a l'« entre » justement, la préposition, le tiers médiateur (cordon ombilical, placenta, « accompagnateur originel », double gémellaire, père, ange gardien, etc.). Et pour décrypter cette étrange modélisation, Sloterdijk n'hésite pas à nous embarquer dans une fantastique aventure au sein puis à la sortie du ventre maternel, renouvelant au passage la psychologie des profondeurs et la métaphysique heideggérienne et réinterrogeant le discours de la théologie chrétienne sur le mystère (« 1 en 3 ») de la trinité divine.

Avec le tome deux, intitulé « Globes », on passe de la chaleur des cocons et des girons au froid des grands espaces et des macrosphères : le globe terrestre, l'univers ou cosmos et même le « Tout » de l'Être métaphysique, qui englobe créé et créateur. Comment passe-t-on ainsi des bulles légères aux boules massives ? Par dilatation certes, et donc par intégration ou intériorisation de ce qui était à l'extérieur, mais aussi par solidification de l'enveloppe, par formation de parois protectrices autour de ce qui n'est d'abord que simples atmosphères, de la sociabilité infuse. Puis, de degré en degré, ça se renferme dans des huttes, des igloos, des grandes maisons de famille, des villages ronds et communautaires, les villes à enceintes concentriques et monumentales de Mésopotamie (lesquelles, depuis ce berceau de la civilisation, vont s'imposer ensuite et partout comme modèle d'habitat), les empires… et jusqu'aux projections mentales du globe terrestre et de la sphère céleste, physique ou cosmologique et métaphysique ou théologique. Triomphe de la pureté géométrique qui ne peut pourtant masquer le décalage bifocal des origines. En effet, confrontant le modèle géocentrique de la cosmologie grecque au modèle théocentrique de la tradition platonicienne et chrétienne (Soleil intelligible, Boule de Lumière noétique), Sloterdijk montre, de manière aussi éblouissante qu'étourdissante (ou pointilleuse que fastidieuse : c'est selon… et c'est aussi le moment de se rappeler que, dans la géométrie des sphères, le plus court chemin n'est pas la ligne droite !) que, théoriquement incompatibles, ils conjuguent pourtant en pratique leurs effets pour réaliser, avec le développement du christianisme, la première forme de globalisation planétaire autour de l'Europe. Et si le modèle de structuration de la pensée et de l'existence propre au christianisme a pu ainsi essaimer et faire le tour du monde, c'est en se coulant dans tous les canaux, spirituels et temporels, qui ont d'abord assuré le rayonnement des empires (romain, byzantin, germanique…) sur le même mode « radiocentrique » que le message apostolique. Mais le succès s'avère à double tranchant car, depuis le début (Moyen-Âge) le ver est dans la pomme… ou dans le globe ! En effet la confusion (malgré le hiatus) des deux modèles évoqués ci-dessus, cosmologique et théologique, a conduit à transférer sur le premier l'infinité attribuée à Dieu par le second : « Dieu, c'est la boule infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » (p. 487). Ce qui n'a d'autre effet, dans l'espace physique, que de faire exploser la boule globale en une infinité de boules minuscules. Configuration nouvelle qui correspond, pour Sloterdijk, à l'ère moderne de la mondialisation et à ce qu'il appelle les « écumes ».

[N.B. : Il faudrait ici, logiquement, intercaler « le Palais de cristal », développement ultérieur du dernier chapitre de « Globes » sur les différentes formes de la globalisation dans les temps modernes, qui fait maintenant l'objet d'une publication à part.]

Dans le troisième volume de la trilogie, « Écumes », Peter Sloterdijk entend réhabiliter ces proliférations moussues, d'aspect et de réputation peu ragoûtants, en en faisant des objets théoriques intéressants en tant que « systèmes polycaméristes [plusieurs chambres] d'inclusion de gaz dans des matériaux solides et liquides dont les cellules sont séparées par des parois ressemblant à des films » (p.42). Modélisation du monde moderne plus pertinente selon lui que celles, purement relationnelles (filaire ou radiculaire), des « réseaux » et des « rhizomes », dans la mesure où elle fait toute leur place à l'individualisation et aux individualités. L'écume est faite en effet de cellules individuelles plus ou moins grandes, qui s'ouvrent et s'intègrent les unes aux autres, autant qu'elles s'en protègent en s'isolant dans leurs enveloppes qui sont aussi leur tissu conjonctif. Ce modèle alvéolaire et aérien (ou pneumatique) permet à Sloterdijk de décrire et de raconter (de manière juste assez surprenante pour en être saisissante), aux antipodes de la tradition du manque et de l'effort, la « serre du luxe » qu'est devenue la civilisation moderne et mondialisée, consumériste et gaspilleuse ― sorte de « couveuse » artificielle sous laquelle se développent et prolifèrent, chacun dans son oeuf ou son « égosphère » (p. 497), les milliards d'individus humains, qui se présentent d'abord comme « détenteurs de pouvoir d'achat », enfants gâtés (à l'ère de la « gâterie » sans limite) sous l'aile maternelle de l'État-Providence et des institutions modernes. Sloterdijk montre très bien comment, dans cet « agrégat écumeux » (p. 722) des bulles individuelles de confort, les neuf dimensions et fonctions (p. 321) du devenir-humain de l'homme (« anthropogenèse ») se trouvent prises en charge et assurées, comme de tout temps, mais sur un mode nouveau ainsi caractérisé : « décharge » ou soulagement du poids ancestral de l'existence, narcissisme juvénile, « principe de réalité » des psychanalystes revu et corrigé en mode Vénus plutôt que Mars (douceur et conciliation plutôt que force et affrontement), ambiance de légèreté (« lévitation », « antigravité »… qui conduit même l'auteur à corriger Heidegger, « l'être-porté » se substituant à « l'être-jeté » comme caractéristique du Dasein moderne), etc. Pour les besoins de sa démonstration, Sloterdijk procède, dans ce volume comme dans les précédents, par un long détour, qui prend cette fois les chemins de l'histoire des techniques architecturales (et non plus celui de la psychologie des profondeurs ou de la théologie). L'examen en effet, à travers des projets architecturaux innovants, des « capsules », des « îles » ou « îlots », des « serres », des « conteneurs », des « collecteurs » et « connecteurs », stades, palais des congrès, « machines à habiter », etc. lui permet de mettre à jour (« expliciter », dit-il, avec un concept fort) les tendances encore cachées et inconscientes qui oeuvrent en profondeur dans l'évolution de la civilisation moderne.

La composition de cette foisonnante Trilogie des Sphères est elle-même de facture très moderne et « aphrogénique » (écumeuse ? écumante ?), ce qui ne manque pas d'être souvent déroutant, voire agaçant, pour qui a été (dé- ?)formé à chercher cohérence et intelligibilité dans le tout. En plus des détours et chemins de traverse déjà signalés, Sloterdijk en effet intercale et multiplie, dans la composition classique et familière en chapitres, des « prologues », « introductions », « transitions », « digressions », « remarques », « réflexions » ou « considérations » « liminaire », « incidente », « intermédiaire », etc. qui accentuent forcément l'impression d'entassement, de dispersion et parfois d'étouffement déjà provoquée par le style. L'auteur s'en amuse d'ailleurs en finale, dans un « aperçu rétrospectif » qui ne manque ni de lucidité, ni d'humour, ni d'orgueil et de modestie… Car, conscient de l'ampleur de la tâche qu'il a entreprise et menée à bien, il sait à juste titre l'importance et l'originalité de l'oeuvre qu'il nous laisse.
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