Je n'ai connu ni jeu ni plaisir depuis que mon cerveau est capable de se souvenir. Naître fille dans mon village est une malédiction. Le seul rêve de liberté, c'est le mariage. Quitter la maison de son père pour celle de son mari, et ne plus y revenir même si on y est battue.
Et je me cache toujours, je ne peux pas dire mon nom, montrer mon visage. Je ne peux que parler, c'est la seule arme qui me reste.
Elle a voulu me tuer, elle a tué ses bébés, elle est capable de tout, et c'est ma mère ! Je suis sortie de son ventre !
Souad est mon 1er "sauvetage" de ce genre, mais le travail n'est pas fini. L'empêcher de mourir est une chose, la faire revivre en est une autre.
C'est étrange de penser qu'on se donnait tellement de mal pour accoucher des brebis alors que ma mère étouffait ses enfants.
Il y avait un homme pour moi quelque part dans le village. Mais il fallait attendre.
Et tous ces morceaux de mon passé qui reviennent à la surface me semblent maintenant si horribles que j'ai du mal à y croire. Il m'arrive de me poser la question toute seule et à voix haute : « Est-ce que j'ai réellement vécu ces choses ? »
J'existe, j'y ai survécu. D'autres femmes les ont
vécues et les vivent encore dans le monde. Je voudrais oublier, mais nous sommes si peu de survivantes à pouvoir parler qu'il est de mon devoir de témoigner et de revivre ces cauchemars.
Nous sommes tous l'objet d'une fatalité qui nous est propre.
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Cette veille de mariage, à la nuit tombée, après le mouton, ma mère s'occupe de ma sœur.
Elle prend une vieille poêle, un citron, un peu d'huile d'olive, un jeune d'œuf et un peu de sucre. Elle fait fondre tout ça et s'enferme avec noura. C'est avec cette préparation qu'elle va l'epiler. Il faut enlever absolument tous les poils du sexe. Tout doit être nu et propre. Ma mère dit que si par malheur on oublie un poil, l'homme s'en ira sans même regarder sa femme en disant qu'elle est sale.
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J'ai vécu ainsi jusqu'à l'âge de dix sept ans environ, sans rien savoir d'autre que, puisque j'étais une fille, j'étais moins qu'un animal.
C'est ma première vie, celle d'une femme arabe en Cisjordanie. Elle a duré vingt ans, et je suis morte là bas. Morte physiquement, socialement à jamais.