Est-ce que mon frère aimait sa femme? L'amour est un mystère pour moi à ce moment-là. Chez nous, on parle de mariage, pas d'amour. D'obéissance et de soumission totale, pas de relations d'amour entre homme et femme. Seulement d'une relation sexuelle obligatoire entre une fille vierge achetée pour son mari. Sinon l'oubli ou la mort. Alors où est l'amour?
Vu d'ici, ma soeur a subi un sort pire que le mien. Mais elle a eu de la chance parce qu'elle est morte. Au moins, elle ne souffre pas.
Notre vie quotidienne était une mort possible, jour après jour. Elle pouvait venir pour rien, par surprise, simplement parce que le père l'aurait décidé. Comme ma mère décidait d'étouffer les bébés filles.
Le cœur qui soupire n'a pas tout ce qu'il désire.
Qu'est-ce que tu veux dire à maman et que tu n'oses pas dire ?
Je n'ai jamais été aussi heureuse. Être avec lui, d'aussi près, même quelques minutes, c'est merveilleux. Je le ressens dans mon corps tout entier, sans pouvoir le définir clairement à ce moment-là. Je suis bien trop naïve et je n'ai pas reçu plus d'éducation qu'une chèvre, mais cette sensation de merveilleux, c'est celle de la liberté de mon coeur et aussi de mon corps. Pour la première fois de ma vie, je suis quelqu'un parce que j'ai décidé moi-même de faire ce que je fais. Je suis vivante. Je n'obéis ni à mon père ni à personne d'autre. Au contraire, je désobéis.
Ma mémoire de ces instants là et de ceux qui vont suivre est assez claire. Avant, elle est presque inexistante. Je ne me vois pas, je ne sais pas à quoi je ressemble et si je suis jolie ou non. Je n'ai pas conscience d'être un être humain, de penser, d'avoir des sentiments. Je connais la peur, la soif quand il fait chaud, la souffrance et l'humiliation d'être attachée comme un animal dans l'écurie et battue jusqu'à ne plus sentir mon dos. La terreur d'être étouffée ou jetée au fond d'un puits. J'ai pris docilement tant de coups. Même si mon père ne court plus aussi vite, il trouve toujours le moyen de nous attraper. C'est facile pour lui de me cogner la tête sur le bord de la baignoire parce que j'ai renversé de l'eau. C'est simple de taper sur mes jambes avec sa canne quand le thé arrive trop tard. On ne peut pas réfléchir à soi-même en vivant de cette façon.
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Donc, encas d'ennui, elle pourra toujours faire croire qu'elle s'est éloignée un instant pour un besoin urgent. Un homme, même mon père ou mon frère, ne posera jamais de questions à ce sujet. Ce serait honteux.
Tu te souviens avec papa quand on est allé chercher le bois dans la forêt et qu'on a fait du feu pour faire griller les saucisses? Maman faisait la même chose: elle avait un endroit pour faire le feu, pour chauffer l'eau. Et maman faisait la vaisselle et un monsieur est venu, et il pris un produit très méchant, qui brûle tout, il peut même brûler une maison toute entière, il a vidé le produit sur les cheveux de maman et il a allumé avec une allumette. Voilà comment maman a été brûlée.
Je vivais dans l'anonymat et la souffrance d'une injustice que je pensais incommunicable. Les femmes victimes de "crimes d'honneur" meurent ou se taisent. Lorsque j'ai pu enfin l'exprimer dans ce livre, et ensuite dans les médias, mon existence a été transformée.
Je croyais avoir tout effacé avec ce bonheur là. J'y croyais parce que je le voulais de toutes mes forces.