Depuis l’épisode du baiser, Linnea était la proie d’une multitude de sentiments contradictoires. La tristesse, la curiosité, l’irritation, la fascination. Théodore aussi était envoûté : Linnea le voyait bien. Il suffisait d’un coup d’œil, d’un geste, pour qu’il rougisse jusqu’aux oreilles. Par moments, il se comportait comme si le seul fait de se trouver au même endroit qu’elle suffisait à l’enflammer. Ou alors, il l’ignorait complètement. Elle ne pouvait pas imaginer quelles pensées il nourrissait derrière son visage impénétrable.
Plus sa frustration grandissait, plus elle se sentait attirée vers Clara. Mais Clara était la sœur de Théodore. Peut-être était-ce une erreur de lui confier ses tourments ? Le jour où Linnea se rendit compte que sa mauvaise humeur commençait à se ressentir en classe, elle décida qu’elle n’avait d’autre solution que de parler.
Pour enseigner dans l’pays, suffît pas de savoir gratter des nombres sur une ardoise, ma p’tite demoiselle ! Faut pouvoir marcher deux kilomètres jusqu’à l’école, allumer les feux, pelleter la neige. Et nos hivers sont rudes. J’ai pas le temps d’atteler des chevaux pour amener une fleur de serre à son école quand il fait moins trente et que la tempête souffle. — Je ne vous le demanderai pas ! rétorqua-t-elle, excédée, avec une grimace de dégoût. Comment osaient-ils envoyer un vieil homme hargneux l’accueillir ? — Et je ne suis pas une fleur de serre ! — Ah, non ? Il la toisa longuement en se demandant combien de temps cette frêle créature tiendrait le coup quand la neige et le vent lui fouetteraient le visage. — Bref, souffla-t-il, le fait est que je veux pas d’une femme chez moi ! Il prononçait le mot femme comme un cow-boy parlant d’une vache.
Mais les faits étaient là : elle était follement éprise d’un exploitant agricole illettré de trente-quatre ans, qui s’habillait de salopettes, vivait encore chez sa mère, et avait un fils presque de son âge à elle. Comment le comparer favorablement à un ambitieux étudiant de vingt et un ans doté d’intelligence, d’un physique séduisant et d’un charme ravageur ?
Vous avez tort. Je suis une femme. Vous êtes obsédé par le temps, l’heure, les années. Quelle importance, quand il y a l’amour ? Je vous en supplie… Je vous en supplie, insista-t-elle en couvrant son visage d’une pluie de baisers… Comptez l’amour, et non les ans. Je suis votre épouse. Ne me tenez pas plus longtemps dans l’ignorance.
Elle lui tourna le dos, sans un mot, et souleva sa chevelure pour qu’il puisse dégrafer sa robe. Elle portait en dessous une combinaison qui disparaissait dans ses jupons. Fasciné, il la vit les détacher, les laisser glisser sur ses hanches.
Elle se plaça face à lui, en sous-vêtement resserré par un cordon à la taille et boutonné jusqu’au cou.
C’était encore Melinda, plus ravissante encore que le jour de son mariage. Linnea ne put s’empêcher de saisir le portrait, d’en caresser le verre. Que de mélancolie dans ces yeux, que de finesse dans ces traits ! Ce ne devait pas être facile pour un homme d’oublier une femme comme elle. A l’époque où elle avait posé pour ce cliché, Melinda était jeune. Au moins aussi jeune que Linnea. Une fois de plus, elle regretta de ne pas avoir réussi à convaincre Théodore de voir en elle plus qu’une enfant.
Avec un soupir, elle remit le cadre à sa place. Elle jeta de nouveau un coup d’œil sur le lit, puis s’éclipsa, sans oublier de tirer la porte derrière elle.