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Critique de Ansault


L'enfance de Jonathan Noël est parcourue d'événements tragiques. Ses parents ont été déportés et lui-même a dû fuir et se cacher pour échapper à son funeste destin.
Envoyé faire la guerre en Indochine, trahi par une femme partie convoler avec un Tunisien, autant de traumatismes qui pousseront Jonathan Noël à s'exiler du monde. "De toutes ces péripéties, Jonathan Noël tira la conclusion qu'on ne pouvait se fier aux humains et qu'on ne saurait vivre en paix qu'en les tenant à l'écart."
Ainsi il prit la décision de tout quitter et partit pour Paris où il eut la chance de trouver un travail de vigile dans une banque et loua une minuscule chambre de bonne dans les combles d'un immeuble bourgeois.
Sa vie ainsi réglée ne laissa désormais plus de place à l'imprévu. Les jours se suivaient identiques à eux-mêmes et Jonathan Noël put enfin jouir du bonheur d'être seul, à l'abri du monde, à l'abri de l'autre.
Jusqu'au jour où... il se retrouva nez à nez avec un pigeon, un matin, alors qu'il sortait de sa chambre pour se rendre aux commodités. Et cet événement, ce non-événement, va être le grain de sable qui enrayera une machine huilée depuis plus d'une vingtaine d'années.

Le pigeon est un conte philosophique, une parabole. le texte est court, sa lecture est facile, le récit fluide. Néanmoins au travers d'événements d'une absurdité confondante il soulève des questionnements d'une grande complexité.

En premier lieu le livre démarre sur un paradoxe, une énigme, Jonathan Noël et sa famille sont victimes de la persécution nazie, mais à aucun moment il n'est donné de détails sur ses origines ni sur les raisons de cette déportation. Il est donc naturel de penser que Jonathan Noël est juif, Jonathan est un nom hébreu signifiant "don de Dieu", mais pourtant Noël n'est en aucun cas un nom à connotation juive. Bien au contraire, Noël est indubitablement lié au Christ et au christianisme ! Ce paradoxe de départ est un mystère, en tout cas il a pour intérêt de situer le récit dans le domaine de la fable et du conte et oriente d'emblée le lecteur sur la thématique du sacré, ou tout du moins d'une certaine a-sacralité. La chambre de bonne dans laquelle il vit pourrait s'apparenter à une cellule monacale, c'est un espace sécuritaire, et c'est aussi la métaphore de son enveloppe corporelle.
Thématique du sacré que l'on retrouve à travers l'évocation qui est faite du pigeon. Jonathan Noël le perçoit comme un monstre. Cet animal est à ses yeux la personnification du mal, du démon qu'il faut fuir et combattre, c'est la synthèse de toutes les ignominies humaines. le pigeon n'est pas ce nuisible urbain, mais c'est le dragon de l'apocalypse.
"Il était posé devant sa porte, à moins de vingt centimètres du seuil, dans la lueur blafarde du petit matin qui filtrait par la fenêtre. Il avait ses pattes rouges et crochues plantées dans le carrelage sang de boeuf du couloir, et son plumage lisse était d'un gris de plomb: le pigeon. Il avait penché sa tête de côté et fixait Jonathan de son oeil gauche. Cet oeil, un petit disque rond, brun avec un point noir au centre, était effrayant à voir. Il était fixé comme un bouton cousu sur le plumage de la tête, il était dépourvu de cils et de sourcils, il était tout nu et impudemment tourné vers l'extérieur, et monstrueusement ouvert; mais en même temps il y avait là, dans cet oeil, une sorte de sournoiserie retenue; et, en même temps encore, il ne semblait être ni sournois, ni ouvert, mais tout simplement sans vie, comme l'objectif d'une caméra qui avale toute la lumière extérieure et ne laisse passer aucun rayon en provenance de son intérieur. Il n'y avait pas d'éclat, pas de lueur dans cet oeil, pas la moindre étincelle de vie. C'était un oeil sans regard. Et il fixait Jonathan."
La seconde thématique récurrente de ce conte est l'oeil et Süskind, alors qu'il avait traité le sens de l'odorat dans "Le Parfum" s'attelle ici à celui de la vue. En effet quand vous vous êtes à ce point retiré du monde et des autres et que vous avez passé votre vie à vous soustraire à leur influence, il est difficile de se soustraire à leur image. A plusieurs endroits du conte est donc fait référence à l'oeil, l'oeil du pigeon, petit (l'oeil de la bête, l'oeil sournois, l'oeil de la perversion), l'oeil de la couturière grossie par ses lunettes (l'oeil sécuritaire, l'oeil charitable, l'oeil de la bonté), l'oeil, les yeux de Jonathan Noël (mince paroi entre lui et le monde extérieur, une ouverture sur les autres, objets de sa souffrance).
La troisième thématique notable est celle de l'excrément. Voyez la scène très imagée du clochard déféquant entre deux voitures. A plusieurs endroits du conte l'auteur montre les angoisses issues de la relation de Jonathan Noël avec ses propres déjections et les productions de son corps. Sa relation avec l'urine, la matière fécale, le vomi, ce sont ce qui le rattache avec le monde réel et ce à quoi il ne peut se soustraire. C'est ce qui est identique à l'animal, à la bête, au monstre, au mal, ce qui fait que jamais il ne pourra être cette évanescence qu'il convoite, cet individu vierge de toutes souillures.

Ainsi ce petit recueil qui n'a l'air de rien est riche, très riche et en le lisant il m'a rappelé le travail et les écrits de George Bataille. Notamment "Histoire de l'oeil", où il est raconté les pérégrinations pornographiques de trois personnages. Dans cet ouvrage, où les perversions et les violences sexuelles s'égrainent comme on égrainerait un chapelet de ses prières, se développe les même thèmes à savoir le sacré par la voie du blasphème ; l'oeil, les yeux et par extrapolation l'oeuf ; les déjections corporelles, l'urine, la matière fécale, le lait, le sperme.
D'un côté nous avons Süskind et Jonathan Noël qui considère la vie comme une aventure risquée à laquelle il faut se soustraire, qui est terrorisé par la violence et qui n'aspire qu'à la protection et à la sécurité, et de l'autre nous avons George Bataille et ses anti-héros qui face au même constat ont choisit le cheminement inverse celui de la transgression et de la perversion.
L'un et autre sont complémentaires. L'un se nourrit de l'autre et ils ne sont pas si étrangers...
Lien : http://www.michel-danzo.com
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