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Critique de jlvlivres


« La Vache » de Beat Sterchi (2019, Editions Zoé, 480 p.) traduit de l'allemand par Gilbert Musy, avec une préface de C. Claro (7 pages) et une postface de Wilfred Schiltknecht (3 pages) surtout axée sur la bibliographie de Beat Sterchi. Des allusions au parler bernois, mais on ne parle pas de Bärndütsch, ni même de Plattdeutsch, le bas allemand. C'est traduit de « Blösch », le titre original, qui est, dans le patois paysan bernois, un veau né avec un pelage rouge paille et dépourvu de tachetures.
C'est de la race bovine de Simmental, une race originaire de l'Oberland bernois. La race est d'origine Suisse et plus précisément de la vallée de la Simme. En France, on l'appelait aussi Pie Rouge de l'Est. Ces animaux étaient alors très recherchés pour leur croissance rapide, un très grand niveau de production laitière et fromagère. Un faible taux de cellule et un bon rapport protéique/butyreux en fait un lait adapté à l'industrie fromagère (gruyère, emmental). Et en plus, un très bon rapport viande/lait, avec une viande très persillée, savoureuse à souhait. le persillage est le gras intramusculaire qui fond à la cuisson et donne du goût à la viande. Elevée sur les hauts plateaux des Alpes, elle se nourrit d'herbe riche et pure qui pousse en altitude. En hiver, elles restent en étable et sont nourries exclusivement au foin. Cette alimentation saine en fait une race à viande de très bonne qualité. « Car non seulement les Pie Rouge faisaient des taurillons bouclés, elles engendraient des filles remarquablement faciles à traire, avec un index mammaire excellent, sans compter qu'elles transmettaient une fécondité exceptionnelle ». Les taureaux, ce sont Gotthelf, l'actuel, ainsi que Jean-Jacques, le grand-père maternel de l'autre vedette, Pestalozzi. A ceci près que « Jean-Jacques n'était pas un Simmental authentique, mais un Pie Rouge, de cette race rouge et blanche donc qui est originaire du pays nanti mais qui a subi une mutation avantageuse sous un climat plus libéral et des conditions d'élevage différentes de l'étranger ».
« Les vaches de la race d'Herens sont petites, ont le pied montagnard ? Brun foncé, presque noires, avec des reflets roux sur les flancs. Pauvres en caractéristiques propres aux animaux domestiques. le cerveau relativement grand en proportion du corps. Les yeux vifs. Un certain nombre de vertèbres caudales non réduites. Peu de traits infantiles. […] Elles ont servi les Romains. Main d'oeuvre étrangère. le bétail romain autochtone avait des façons de rustre ».
Donc, le livre, composé de douze chapitres, un peu comme un chemin de croix, décrit tout d'abord l'arrivée à Innerwald de Ambrosio, ouvrier paysan, venu de son village à La Corogne, pour trouver du travail et plus précisément à la ferme des Knuchel. Ambrosio ne parle que l'espagnol, quand il parle. Mais il est arrivé au « pays nanti » après « un voyage aussi épuisant que compliqué de son Sud natal vers un Nord attirant incarné seulement par quelques noms imprononçables sur des papiers officiels ». Et bientôt « il travaillerait, gagnerait de l'argent ; bientôt il pourrait envoyer ses premiers mandats : il avait réussi, lui Ambrosio, là où tant d'autres échouent ». Il arrive donc à la ferme des Knuchel, souvent qualifiée de ferme knuchelienne ou de la hiérarchie bovine knuchelienne. Aussitôt jugé par les habitants. « Les regards le jaugeaient, les fronts se plissaient, les têtes oscillèrent horizontalement » « N'a pas l'air fait pour sortir le fumier, le gaillard. N'a pas le thorax, il me semble. Est-ce que je me trompe ? ».
Où l'on fait connaissance avec Blösch, c'est aussi le nom d'une vache « La first lady de l'étable [qui] pouvait admonester d'un coup de corne bien ajusté et à coups de sabots des génisses par trop ambitieuse ». « Ce n'est pas parce qu'une vache avait mis bas dans la nuit un veau qui mugissait dans la paille que Blösch allait renoncer à sa prérogative de quitter la première l'étable, de tremper ses naseaux frémissants dans la fontaine, d'aspirer au moins une ou deux douzaines de litres d'eau sans baver et de retourner la première sur la paille. A chacun son rang ». D'ailleurs, elle est prête à vêler « Pourvu qu'elle ne refasse pas un coillu. Avait dit le fils. Blösch avait meuglé ». Et en plus c'est dimanche. « Les bêtes n'étaient pas insensibles à ces attentions. Toutes elles tendaient leur pelage roux-blanc, dressaient les pis et battaient de la queue à en réchauffer le coeur de Knuchel qui se voyait contraint d'ajouter une poignée supplémentaire de paille friche sous chacune ».
Ambrosio va tout de suite montrer son savoir-faire. Important pour Knuchel, et ses livraisons de lait à la laiterie. C'est sa fierté locale. Hélas pour la Blösch. « Encore un coillu. le diable l'emporte. […]. C'est la meilleure vache de toute la Côte longue, mais bon dieu elle a le ventre plein de petits taureaux ». Mais Ambrosio montre son savoir-faire pour la grande satisfaction de Knuchel qui en retour l'habille de neuf « J'ai dit qu'il est capable, personne sur toute la Côte n'a à avoir honte quand il trait une de nos vaches ». Il est vrai que les vaches knucheliennes sont aux petits oignons. « de quelle génisse convenait-il de cimenter l'ambition naissante par une cloche plus grande, et à quelle vieille dame fallait-il rabattre un peu le caquet par une plus petite ? »
Puis arrive le chapitre II. On est plus tard dans le temps. Ambrosio a changé de métier, le voilà à l'abattoir. Poussé en fait par Knuchel. Les chapitres suivants vont être une suite alternée des périodes à la ferme et de celles à l'abattoir. Bien sûr, il gagne plus d'argent, et il travaille en compagnie, avec Gilgen un italien, comme lui un étranger avec qui il va se lier d'amitié. Un peu en contraste avec les Uberländer, tels Rötlisberger, ou Huber et Hofer ou Hugentobler. Métier difficile, qui commence à cinq heures du matin. Dans le sang et les excréments, avec les bovins ou les porcins. Là, tout devient très technique. Beat Sterchi redevient le boucher qu'il a été, décrivant le dépeçage des bêtes avec précision.
La narration change alors d'un simple récit plus ou moins champêtre en un récit plus précis, plus net. Mais le style lui aussi change. On passe de la simple narration aux dialogues entre les ouvriers de l'abattoir. L'univers devient social, avec des discussions à la taverne du coin. Simples discussions de bistrot, mais où pointe le malaise social. Malaise aussi vis-à-vis de l'étranger, représentés ici par Ambrosio l'espagnol ou Gilgen l'italien. Deux personnes, pièces rapportées dans ce paysage bernois. On quitte alors brutalement du monde rêvé de l'étable knuchelienne, celui d'Innerwald, havre de paix qu'est l'étable, où vivent et rêvent les vaches de Knuchel, au rythme des saisons. On passe alors au monde brutal et industriel de l'abattoir, sept ans après celui de l'étable, un monde « en bordure de la belle ville ». Et puis il y a le monde social, celui des cafés et des discussions au cours desquelles les poings s'abattent sur les tables. Les chopes et les voix s'élèvent, mais surtout les jalousies et les mesquineries surgissent, avec en toile de fond la peur de l'étranger. du sang et de la sueur, opposés au travail champêtre qui lui aussi a bien changé. « du lait, il faut qu'elles donnent du lait. Des baignoires de lait ! Et sans trop manger, en tout cas pas pour trop cher. Et qu'elles aient des pis comme une cornemuse et des trayons en fil de fer, ça n'a plus d'importance. Pourvu qu'elles donnent plus de lait que les autres ». Il n'y a même plus la reconnaissance de l'ouvrier paysan envers les animaux qu'il a gardé et soigné. « Je sais qu'ainsi étendue, tu ne feras plus jamais meuh, plus jamais. On va t'attacher une dernière fois avec ce licou. Je sens la sueur dessus, la salive et l'urine ; je sens l'odeur d'étable, de paille et de lait ».
Cela devient une alternance de deux mondes que tout oppose. A l'étable et dans les pâturages, au « sol glaiseux et vert », ce « vert humide et gras ». L'ambiance est différente à l'abattoir. « A coup de hache et de scie, Luigi ouvrait les cadavres, retirait les pis les queues aussi, et fixait les pattes arrière aux crochets de lavage. / Hugli faisait léviter les troncs, sortait les entrailles, mettait à nu coeur, poumons, foie et reins. / Piccolo transférait les panses vers la triperie et ramenait des charrettes vides. / Huber et Hofer levaient les peaux avec leurs machines, arrachant les cuirs rouges et blancs des carcasses. / Entre deux couloirs, dans la salle d'attente, Krummen partageait les corps en deux. / L'Uberländer arrangeait, nettoyait, lavait ce qui restait des vaches pour la pesée ».
Référence constante à Jeremias Gotthelf (1797-1854), auteur suisse qui a voulu décrire l'impact de la modernisation sur une société archaïque. D'où des références constantes à la modernisation, que ce soit à l'étable avec les traites mécanisées, où à l'abattoir avec ce qui se fait à Chicago, usine à produire, où les vaches entrent d'un côté et les saucisses ressortent de l'autre. Tout y passe, très vite avec l'arrivée de la reine du troupeau qu'il a gardé, la glorieuse Blösch. C'est une first lady déchue, qui n'est plus qu'une carcasse sur pattes, victime de l'industrialisation de l'élevage. « Elle était rongée jusqu'aux os, son dos droit était raccorni en une succession de vertèbres qui pointaient tels des pics ; elle était s èche comme un sarment, ses cornes étaient décalcifiées ; un coup de fourche mal cicatrisé avait laissé une plaie purulente à sa patte arrière, ses articulations étaient enflées et son crâne courbait un cou décharné ». « Elle était misérable, décharnée, écorchée, les os saillants, la peau pendante, les pis déformés par la machine à traire. Elle sentait le désinfectant à plusieurs mètres, elle sentait l'urine et la vaseline. Un squelette pitoyable qui s'arrêta une fois encore avant la balance pour pousser, dans un grand frémissement qui la parcourut de la queue à la tête, un long meuglement ». Une victime, même plus apte à la consommation, au milieu d'une cohorte d'autres victimes, mêlant indifféremment porcs, génisses, taureaux veaux et agneaux. « On a fait venir du bétail et on a vu arriver des êtres capables de peur et de souffrance ».
le style diffère également à l'intérieur des différents chapitres. On passe des descriptions, somme toutes champêtres, à des actes techniques de l'industrialisation. Puis d'un coup viennent des pages complètes d'une seule phase qui commence par « Et puis ce silence de chambre funéraire : ça mâche et mastique à grand bruit, ça mord dans les saucisses de porc tirées d'un seau d'eau chaude et qui craquent sous la dent ». Et qui se termine cinq pages plus loin, suivie de « Neuf heures quinze / Loin, les cigarettes / Vous comptez faire la pause combien de temps ? / On y va / M'en fous / C'était couru qu'il saute, ce boyau/ Est-ce que ça ne fait pas des semaines que ça menace, comme une roue géante qui tôt ou tard m'écrasera ? / Je déglutis / Bon, viens puisqu'il le faut, ils doivent savoir ce qu'ils veulent ».
En résumé deux romans imbriqués l'un dans l'autre, avec ses chapitres pairs et impairs. La vie paysanne telle qu'elle se pratiquait avec une certaine fierté dans le troupeau et sa production laitière. Son respect des bêtes, avec pour ces dernières toute une hiérarchie entre les animaux. Et progressivement l'apparition de la mécanisation, avec des traites à la machine, une déshumanisation des élevages, et la relation à une nature vraie et vivante. de l'autre la rentabilité à tout prix, qui transforme l'homme en machine, la grossièreté inhérente à la pauvreté des relations humaines, des conditions de travail parfois dégradantes, dans le sang et les excréments. Tout cela dans une Suisse bernoise que l'on pourrait encore qualifier d'idyllique. Point de départ, ou d'arrivée, d'une évolution sociale à l'air industriel. Et surtout une réelle maitrise du vocabulaire, tant des traditions paysannes que de celles de l'abattoir.

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