Citations sur Anima mundi (27)
J'ai ainsi compris l'une des lois de la nature - loi qui n'est écrite nulle part : si les enfants fonctionnent bien, ils sont au père, s'ils fonctionnent mal, ils restent toute la vie un prolongement de la mère.
Désormais, j'étais au seuil de l'adolescence. Je me sentais comme un animal en fin d'hibernation. Pendant toutes ces années de collège, je n'avais pensé qu'au vide. Au vide et à ce qui se cachait- ou ne se cachait pas - derrière.
C'étaient des pensées voilées de tristesse, toutes mes actions étaient teintées de mélancolie. pge 19
Aux personnes trop sensibles, il arrive souvent une chose étrange : en grandissant, elles deviennent les plus cruelles. Le corps a ses lois et parmi ces lois figure également celle-ci. Si quelque chose mine sa solidité, les anticorps se mettent immédiatement en action. La violence et le cynisme ne sont rien d'autre que cela, ils renversent notre vision du monde pour nous rendre plus forts. Je n'ai jamais été étonné en lisant les vies des grands criminels, il y a des gens qui ont exterminé des populations entières et qui, le soir, arrosaient leurs fleurs, émus devant un oisillon tombé du nid. Quelque part à l'intérieur de nous se trouve un interrupteur : selon nos besoins, il branche ou débranche le courant du coeur.
Dès l'instant où il vient au monde, l'homme est méchant. Son empreinte a toujours été humide de sang. Avec le temps, il a seulement appris à perfectionner sa technique., aujourd'hui on peut tuer beaucoup plus de gens en se fatiguant moins. Cette conquête s'appelle "progrès". Le progrès est au service des idées. Et les idées, tu sais ce qu'elles sont ? Du poison, dans sa forme la plus pure. A un certain moment, on est convaincu de savoir, beaucoup mieux que tous les autres, comment doit fonctionner le monde. Pourquoi attendre la mort pour voir le paradis ? Avec un petit effort, on peut très bien édifier sur terre le jardin céleste. Dans le mot "effort", il y a déjà toute l'essence de l'abattoir. L'"effort" consiste à éliminer ceux qui sont opposés au rêve, grâce à l'"effort", on arrive à faire penser tout le monde de la même façon. C'est cela, le résultat des grandes idées.
"Après le coït, on est envahi par la tristesse", disait Andréa.
Je n'avais aucun mal à le croire ; l'idée d'un fils qui m'aurait regardé avec le même effroi avec lequel j'avais regardé mes parents était une excellente raison pour jurer une chasteté éternelle. La plupart du temps, mettre un enfant au monde ne signifie rien d'autre que perpétuer la chaîne de la douleur. Au fond, me disais-je, cette grande orgie de sexe est une sottise. La Bête choisit des chemins détournés, elle insinue dans le monde le brouillard de la confusion. Il n'est pas dit que tous les hommes doivent être égaux. C'est bon pour les animaux qui possèdent l'instinct, mais pas le jugement. Et même les animaux, d'ailleurs, ne peuvent pas le faire toujours, il y a la saison des amours. Une fois qu'elle est passée, il faut attendre que la terre accomplisse une autre révolution autour du soleil. Chez l'homme seulement, la luxure est perpétuelle. Ce devrait être la raison qui donne un sens aux choses, mais contre l'instinct, la raison est toujours perdante, et le monde avance ainsi, avec son cortège inévitable de misères et de regrets.
Tu honoreras ton père et ta mère signifie : n'imagine jamais l'instant où ils t'ont conçu. Continue à penser aux cigognes et aux choux, à des vols de cigognes et à des étendues de choux. Fais-le jusqu'à la fin de tes jours parce que, sinon, il te faudrait comprendre qu'à cet instant, dans la plupart des cas, il n'y avait aucun projet d'amour, mais un appel bien plus terrestre. Personne n'a imaginé l'être qui viendrait au monde, personne de l'a désiré, personne n'a souhaité sa spécificité, ses yeux, ses mains, sa façon nouvelle de voir les choses. Il y avait simplement une démangeaison quelque part, et il fallait la satisfaire. Il a suffi d'un moment d'inattention et, à cet instant, ton père et ta mère sont devenus toi.
Pendant trente ans, j'avais avancé dans une seule direction : en m'éloignant de mes parents. Je m'étais comporté comme le chien de Pavlov avec sa clochette : le réflexe conditionné me poussait à faire toujours le contraire de ce qu'ils voulaient. Dans cette fuite, je n'avais rien construit. Ni construit, ni semé, je serrais les poings, et ils étaient vides. Je n'avais plus aucune raison de les serrer puisque la cause de mon opposition avait disparu. Mon père et ma mère étaient morts, selon le cours naturel des choses. Le mouvement "contre" n'avait plus aucun sens. Autour de moi, il y avait soudain un grand vide. Il aurait fallu que naisse un mouvement "vers", mais vers quoi ? Même pour y penser, j'étais trop fatigué. Fatigué, de la fatigue vide de celui qui n'a rien fait, de celui qui a marché très longtemps sans avancer.
C'est ainsi que, sans m'en apercevoir, je me suis mis à boire. Je savais que je le faisais, sans le savoir, en tout cas je me répétais : "Ce n'est pas la même chose que pour mon père. Lui, il boit parce que c'est un raté, moi j'ai juste besoin d'un secours pour mieux me connaître. Dans le monde, il ne faut jamais rien diaboliser. Les choses n'ont pas de valeur pour elles-mêmes, mais pour ce à quoi elles servent."
Il y avait des incongruités dans la réalité, et cela m'obsédait, les gens parlaient d'une manière et se conduisaient d'une autre. Mon père avait lutté pour un monde meilleur et, en lui, il n'y avait rien d'héroïque ni d'exemplaire.
Haine et mépris étaient comme un halo qui ne le quittait pas.
Entre dire et faire, répétait la maîtresse, il y a toute la mer. Voilà, c'était cette mer que je voulais explorer.
En réalité, en observant mes parents, j'avais déjà compris que le monde était divisé au moins en deux grands secteurs. Celui des gens persuadés que, derrière l'univers, il y avait autre chose ; et celui des gens qui croyaient que, dans le jeu de la vie, il n'y avait qu'une seule manche.
Mais moi, je n'arrivais à me ranger ni d'un côté ni de l'autre.
Dans les deux camps, ils avaient une série à peu près infinie de réponses en prêt-à-porter, alors que celles que je me donnais à moi-même étaient du sur-mesure. Elles m'allaient bien à moi, et à personne d'autre.
Pendant toute mon enfance, je suis resté suspendu au-dessus de ce vide terrible. Puis est venue l'adolescence et je me suis lancé, un jour je voulais suivre des études de médecine pour aller en Afrique et sauver les enfants qui mouraient de faim, le lendemain je ne voulais être rien d'autre qu'un assassin. L'après-midi, au lieu de faire mes devoirs, je me promenais à travers champs ou dans la ville. Je marchais des heures entières, les poings dans les poches, les yeux baissés. Marcher ne soulageait pas ma peine, elle augmentait au contraire, chaque pas était un raisonnement, une question qui restait sans réponse. Je parlais à voix haute, je riais tout seul. Je savais que j'avais l'air d'un fou et cela m'était égal. Si la norme était celle que j'avais sous les yeux depuis quinze ans, si la norme, c'étaient les insultes et les regards mornes, si c'était cette chape de tristesse qui vous accablait du matin au soir, je refusais de m'y soumettre, même pour une seconde.
Il est passé de l'assoupissement à l'inconscience presque sans s'en apercevoir, un instant seulement il a ouvert les yeux, ils étaient éclairés par une lumière que je n'avais jamais vue. Je ne sais pas s'il se rendait compte de ma présence ; quoi qu'il en soit, avant de fermer les yeux pour toujours, il a souri avec douceur.
Alors, j'ai commencé à me conduire comme un enfant.
Je répétais "papa", je n'essayais en aucune manière de retenir mes larmes.
A un certain moment, la fille d'une malade hospitalisée s'est approchée de moi.
"Vous l'aimiez beaucoup, n'est-ce pas ? a-t-elle demandé, tâchant de me consoler.
- Non ! ai-je crié. Je le détestais. Je l'ai toujours détesté. C'est pour ça que je pleure."