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Critique de Sachka


Sa peau était blanche comme la neige, ses lèvres étaient rouges comme le sang, ses cheveux d'ébène relevés à la shimada en un chignon parfait laissaient entrevoir une nuque gracile qu'on avait aussitôt qu'une envie c'est de caresser ou alors... de serrer, de serrer si fort jusqu'à ce qu'on ne perçoive plus qu'un râle sinistre et rauque, dernier souffle de vie. Mais qui est-elle ? Une geisha ? Une de ces femmes troublantes du karyukai, du monde des fleurs et des saules ? Est-ce elle qui est dans l'oeil du démon ? Il vous faudra lire ce roman pour le savoir.

"Dans l'oeil du démon", "Hakuchû kigo" a paru au japon en 1918, il aura fallu attendre 2019 pour sa parution en France. C'est le deuxième ouvrage que je lis de l'auteur et j'en ressors une fois de plus agréablement troublée.

Avez-vous déjà ressenti cette sensation singulière que vous êtes en train d'assister à quelque chose que vous ne devriez pas voir et que le spectacle qui s'offre à vous est si dangereusement fascinant que vous ne pouvez vous arrêter car c'est plus fort que vous il faut que vous continuiez de regarder encore et encore à travers l'oeil de judas ?

Si demain on me mettait dans le secret qu'un crime affreux va être commis et que l'on me conviait à y assister, forcément que je n'irais pas, froussarde et saine d'esprit que je suis et vous non plus d'ailleurs. Et pourtant Takahashi qui est le narrateur de ce récit, va y aller lui. Cet écrivain qui a tout d'une personne sensée et réfléchie va accompagner son fidèle et excentrique ami Sonomura, mu par quelques forces mystérieuses et intrigué par le hasard et les circonstances qui auront fait que son jeune ami aura eu connaissance de ce projet funeste en se rendant à une projection cinématographique au Théâtre de l'Asakusa Kôen Club de Tokyo, projection durant laquelle il aura surpris une conversation codée en signes katakana entre un homme et une femme fascinante de beauté, tous deux installés devant lui, projetant de supprimer le compagnon de celle-ci.
De cette conservation Sonomura aura conservé un bout de papier froissé jeté à la hâte derrière un fauteuil et faisant écho à la nouvelle d'Edgar Allan Poe : "Le Scarabée d'or" sur lequel est écrit ceci :

"La nuit de la mort du Bouddha
À l'heure de la mort de Diane
Il y a une écaille au nord de Neptune
C'est là que cela doit être exécuté de nos mains."

C'est donc fébrile et la peur au ventre que notre narrateur s'en va dans la nuit en direction du sanctuaire de Suitengû à Mukojima en compagnie de Sonomura qui a brillamment décodé l'énigme. Ensemble il vont assister à une scène qu'il ne sont pas près d'oublier : à travers le noeud d'un volet disjoint et fendu du petit sanctuaire de Suitengû il vont voir ce que personne ne devrait jamais voir : le visage de la mort. La mort figée dans sa lente agonie, la mort saisissante de beauté dans les yeux de la femme au visage couleur d'albâtre qui porte un kimono fumé au calambac, la mort qui vous regarde en face et vous laisse un sentiment d'effroi mêlé à une délicieuse sensation de vertige aussi intolérable soit-elle.

En 90 pages seulement, Jun'ichirô Tanizaki nous fait progresser dans un Tokyo nocturne et spirituel du début du vingtième siècle, il joue avec notre perception de l'histoire, il aiguise nos sens désorientés dans le noir à la manière de ces photographies qui recèlent d'images cachées, je n'ai pas souvenir d'avoir lu plus belle scène de crime. Ici il n'existe pas une mais plusieurs vérités, la réalité n'est pas toujours celle qu'on croit et pourrait bien devenir notre pire cauchemar car vous pensez bien on ne peut pas regarder impunément à travers le trou de la serrure sans se retrouver complice quels que soient les actes qui se jouent devant nos yeux ébahis, et vous savez pourquoi ? Parce qu'il y aura toujours un rôle qui sera attribué "au voyeur" que nous sommes ...

Un roman noir certes mais écrit avec beaucoup de finesse et d'élégance dans lequel la mort est douce comme une caresse et glisse tel un serpent venimeux dans chacune des pages de ce récit. L'oeil du démon c'est le poison qui se cache dans l'ombre mais c'est aussi la lumière de l'amour.


* La magnifique photographie en couverture est signée Martina Matencio : "la lovenenoso".
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