(N. B. : voici un passage où Tchekhov se livre plus que d'habitude dans une tirade de Platonov vibrante d'autobiographie.)
GLAGOLIEV : C'était un grand cœur, votre père, ça, oui, il avait bon cœur...
PLATONOV : " Bon ", non, insouciant...
GLAGOLIEV : C'était un grand homme, dans son genre... J'avais de l'estime pour lui. Nous étions les meilleurs amis du monde !
PLATONOV : Eh bien, moi, je ne pourrais pas en dire autant. Je me suis détourné de lui quand je n'avais pas encore un poil de barbe au menton, et, les trois dernières années, nous étions de vrais ennemis. Je n'avais aucune estime pour lui, il me tenait pour un propre à rien et... nous avions raison tous les deux. Voilà un homme que je n'aime pas ! C'est un souvenir pénible, mon cher Porfiri Sémionytch ! Sa maladie, sa mort, les créanciers, la vente du domaine... et ajoutez notre haine à tout ça... C'est affreux !... Sa mort a été répugnante, inhumaine... Cet homme mourait comme seul peut mourir un homme débauché jusqu'à la moelle, richard de son vivant, mendiant à sa mort, une cervelle éventée, un caractère épouvantable... J'ai eu le malheur d'assister à son décès... Il s'emportait, il lançait des injures, il pleurait, il riait aux éclats... Sa figure se déformait, ses poings se fermaient et cherchaient la face d'un laquais... De ses yeux coulait le champagne qu'il avait bu autrefois avec ses pique-assiette, à la sueur de ceux qui n'avaient que des haillons sur le dos et des épluchures à manger... L'idée m'est venue de lui parler repentir... J'ai voulu commencer dans le genre dévot, je me souviens... Je lui ai rappelé ceux qu'il avait fait fouetter à mort, qu'il avait humiliés, celles qu'il avait violées, je lui ai rappelé la campagne de Sébastopol au cours de laquelle les autres patriotes russes et lui, ils ont pillé leur patrie sans vergogne... Je lui ai encore rappelé d'autres choses... Et, lui, il me regardait avec un étonnement ! Il est resté étonné, il s'est mis à rire... Qu'est-ce que tu me racontes comme bêtises ? Parce que, lui, vous comprenez, il mourait avec la conscience d'avoir été un brave type ! Être une canaille finie et, en même temps, ne pas vouloir en prendre conscience, c'est l'effrayante particularité de la fripouille russe !
Acte I, Scène 5.
PLATONOV – Je me suis conduit encore plus mal que d’habitude. Comment puis-je avoir de l’estime pour moi maintenant ? Il n’est pas de plus grand malheur que d’être privé de l’estime de soi-même. Mon Dieu, il n’y a plus rien en moi qu’on puisse aimer ou respecter… Et pourtant tu m’aimes ? Vraiment je ne comprends pas pourquoi. Tu aurais trouvé quelque chose en moi qu’on puisse aimer ? Tu m’aimerais ?
« À peine au monde, nous pleurons, car nous sommes entrés sur cette grande scène de folie. » C’est terrible, ne trouvez-vous pas ?
PLATONOV – Je ne veux pas d’une vie nouvelle. Je ne saurais même pas quoi faire de l’ancienne. Je ne veux rien.
Comme homme je suis petit, mais comme père je serai grand !
ANNA PETROVNA – Jouez-vous le rôle d’un héros de roman ? – Spleen ? Ennui ? Conflits de passions ? Amours verbeux ? – Bon sang, vivez ! Vous prenez-vous pour un archange qui ne saurait vivre au milieu des mortels ?
ANNA PETROVNA – Mais je ne veux pas avoir ma vie devant moi. Je la veux dès maintenant. Oui ! Cette nuit, je me sens diaboliquement jeune. Impitoyablement jeune !
Excusez-moi, Porfiry Séméonovitch, mais votre proposition me surprend. Pourquoi vous marier ? Pourquoi vous faut-il un ami en jupons ? Cela ne me regarde pas, bien sûr, mais si j’avais votre âge et vos biens, votre bon sens et votre honnêteté, je ne souhaiterais rien de plus. Et si mon cœur avait quelque amour à offrir, il irait entièrement à mon prochain. « Aimer son prochain », voilà la plus belle occupation de la vie.
ANNA PETROVNA – Que voulez-vous de moi, Porfiry Séméonovitch ?
LE VIEUX GLAGOLAIEV – Ne le savez-vous pas ? Je renonce à tous les droits d’un époux. Mon foyer est un paradis mais l’ange est absent.
ANNA PETROVNA – Je ne saurai que faire d’un paradis : je suis un être humain !
" Tout est tellement simple lorsqu'on est jeune. Un corps vif, un esprit clair, une honnêteté inaltérable, le courage et l'amour de la liberté, de la vérité et de la grandeur. (rires). Mais voilà que surgit la vie quotidienne. Elle vous enveloppe toujours plus étroitement de sa misère. Les années passent, et que voyez-vous alors ? Des millions de gens dont la tête est vidée par l'intérieur. Eh bien, cependant, que nous ayons su vivre ou non, il y a quand même une petite compensation : L'expérience commune, la Mort. Alors, on se retrouve à son point de départ : pur. (Silence.) " A peine au monde, nous pleurons, car nous sommes entrés sur cette grande scène de folie". C'est terrible, ne trouvez-vous pas ?