Il tombait une pluie violente, serrée, dont il était difficile de prévoir la fin. Les deux hommes s'arrêtèrent, se demandant quel parti prendre ; leurs chiens, déjà trempés, immobiles, la queue entre les pattes, les regardaient d'un air attendri.
« Il faut nous abriter quelque part, dit Bourkine. Allons chez Aliokhine. C'est tout près.
— Allons-y. »
Ils tournèrent de côté, traversant des éteules sans discontinuer, tantôt prenant au droit, tantôt appuyant à droite jusqu'à ce qu'ils débouchent sur un chemin. Bientôt ils aperçurent des peupliers, un jardin, puis des toits rouges de granges ; la rivière miroita et leur regard découvrit un vaste plan d'eau avec un moulin.
Le moulin tournait, couvrant le bruit de la pluie ; la digue vibrait. Près des chariots, des chevaux attendaient, immobiles, trempés, la tête basse, tandis que des gens allaient et venaient, un sac sur la tête pour se protéger de la pluie. Tout cela était humide, boueux, inhospitalier, l'eau semblait froide, mauvaise. À présent, Ivan Ivanytch et Bourkine sentaient qu'ils étaient trempés, crottés, qu'ils avaient les membres raides et les jambes alourdies par la boue et ils longèrent la digue et remontèrent vers les granges, sans se parler, comme s'ils étaient fâchés.
LES GROSEILLIERS.
L'argent, comme la vodka, fait des gens des êtres à part. Tenez, un marchand dans notre ville vient de décéder : à l'article de la mort il s'est fait apporter une assiette de miel et il a avalé avec le miel tout son argent et ses billets à lot pour que personne n'en profite. Un jour, dans une gare, j'inspectai du bétail : un maquignon tombe sous la locomotive, qui lui sectionne la jambe. Nous le portons à l'hôpital, le sang coulait, c'était affreux à voir, et lui, il ne cessait de demander qu'on aille chercher sa jambe : ce qui le tracassait, c'est qu'il y avait vingt roubles dans sa botte et qu'il avait peur de les perdre.
LES GROSEILLIERS.
...mais comme l'a dit Pouchkine nous préférons,
Aux vérités les plus nombreuses
Un seul mensonge, mais flatteur
L'argent, comme la vodka, rend les gens bizarres...
Et un tel ordre est sans doute nécessaire ; sans doute l'homme heureux ne se sent-il bien que parce que les malheureux portent leur fardeau en silence, car sans ce silence le bonheur serait impossible. C'est une anesthésie générale. Il faudrait que derrière la porte de chaque homme satisfait, heureux, s'en tînt un autre qui frapperait sans arrêt du marteau pour lui rappeler qu'il existe des malheureux, que, si heureux soit-il, tôt ou tard la vie lui montrera ses griffes, qu'un malheur surviendra - maladie, pauvreté, perte - et que nul ne le verra, ne l'entendra, pas plus que maintenant il ne voit ni n'entend les autres. Mais l'homme au marteau n'existe pas, l'homme heureux vit en paix et les menus soucis de l'existence l'agitent à peine, comme le vent agite le tremble, et tout est bien.
… Je vois que nous ne savons que peu de chose et c’est pourquoi chaque jour nous commettons des erreurs, nous calomnions, nous faisons à autrui une vie impossible, nous gaspillons nos forces à des bêtises qui ne nous servent à rien et nous empêchent de vivre, et si je suis en proie à une telle terreur, c’est que je ne comprends pas à quoi et à qui cela est nécessaire. (p. 19 - la peur - ed. folio)
Je vous l'avoue comme un ami, parfois, dans des instants d'angoisse, je me suis représenté l'heure de ma mort, mon imagination créait par milliers les plus sombres fantômes, je parvenais à atteindre à l'exaltation la plus torturante, au cauchemar et cela, je vous l'assure, ne me paraissait pas plus effrayant que la réalité.
Qu'est-ce qu'une vie réussie ?
Ce qui est médiocre, se disait-il, ce n'est pas de ne pas savoir écrire de nouvelles, mais d'en écrire et de ne pas savoir le cacher.
J'écris et enferme mes oeuvres dans une armoire.