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Critique de oblo


oblo
19 septembre 2021
Le temps s'écoule-t-il toujours s'il n'est plus compté ? Bien-sûr, le temps est une dimension physique, mais il est aussi, pour l'Homme, une valeur relative. le monde que décrit Walter Tevis n'a plus de temps. C'est un monde du temps présent, coupé de son passé et dont le futur s'annonce sombre. le monde que décrit Walter Tevis est celui de la fin de l'humanité : bientôt elle n'habitera plus le monde, et c'est, en un certain sens, déjà plus le cas. Voici le 25ème siècle : la contraception généralisée et la stérilisation forcée ont fait baisser la population mondiale à moins de 20 millions d'individus. L'humanité ne travaille plus. Abrutie par les drogues, élevée dans des Dortoirs par des robots dans des slogans coup de poing et réducteurs, l'humanité n'a plus le goût à rien, ne trouve plus de sens de son existence. Avertissement plus que critique, le roman tâche de définir, au travers d'interrogations métaphysiques, ce qui fonde profondément l'humanité.

Le roman est structuré autour de trois personnages principaux, dont le point de vue est tour à tour adopté par Walter Tevis. le premier d'entre eux est Robert Spofforth, robot de classe 9 et, par conséquent, le plus abouti de toute la robotique. Sorte d'idéal autant physique qu'intellectuel, Spofforth a occupé les plus hautes fonctions sociales durant son existence. A New York, il est le doyen de l'université, mais son pouvoir est bien plus étendu que cela. Autorité politique, judiciaire, intellectuelle, Spofforth éprouve pourtant un sentiment bien humain : le mal-être. Régulièrement, il échoue désespérément à se suicider. Seul le vieux rêve d'un amour perdu le maintient en vie, et en équilibre. Paul Bentley se fait connaître de Spofforth en lui affirmant qu'il a appris à lire. Sorte de Champollion des temps futurs, Bentley a découvert le vieux secret des signes linguistiques, et il est d'abord chargé de traduire les bobines antiques de films muets de l'université de New York. Bientôt happé par la lecture et les mondes si divers qu'elle ouvre, Bentley fait la connaissance de Mary Lou, une jeune femme qui vit en marge de de monde. Ayant compris, quant à elle, que les robots doivent être au service des hommes et non ne les doivent asservir, elle vit dans une indépendance inhabituelle - elle ne prend aucune drogue - et va être, elle aussi, initiée aux plaisirs de la lecture. Bentley et elle finissent par s'aimer, avant que Bentley ne soit envoyé en prison par Spofforth. Ayant réussi à s'en évader, il tentera de retrouver New York et Mary Lou.


Aussi décalé que celui puisse paraître, L'oiseau d'Amérique est d'abord un roman d'amour. Certes la notion est obscure même pour les personnages. Bentley aime Mary Lou, qui l'aime probablement en retour mais se sent attirée par Spofforth. C'est bien l'amour qui pousse Bentley à s'évader de prison et à retourner à New York. Si l'amour occupe une place si importante dans le roman, c'est que ce sentiment est une partie de la définition de l'humanité, un acquis propre à l'espèce, une irrationalité salvatrice dans un monde de la raison et de l'ordre. le monde va mal, et pourtant les hommes ne sont plus obligés de travailler, la nourriture est abondante, la violence a été annihilée. Mais cela ne suffit pas. le monde va mal, car les interactions sociales n'existent plus. Ingénieurs et robots ont évalué qu'elles étaient sources de risques multiples, sans comprendre que l'homme est, d'abord, un animal social. de l'amour, Walter Tevis décrit tout : la rencontre, l'apprentissage puis l'acceptation du sentiment amoureux, la recherche permanente de l'autre enfin, sans oublier les passions charnelles ou la procréation.


Premier jalon de ce qui définit l'humanité, l'amour n'est pas le seul. Les rapports au savoir et à l'autorité - dans un sens large - sont aussi des thématiques continues dans le livre. le savoir est représenté par la lecture, savoir-faire disparu, on le suppose, aux alentours du 22ème siècle. La disparition de la lecture et de l'écriture enferme justement l'Homme dans le temps présent. Les événements ne sont plus consignés, nul ne réfléchit plus à leur portée ; plus concrètement, l'humanité perd un canal d'information universel, ce qui l'empêche, par exemple, de savoir que les sopors - pilules calmantes distribuées en masse à la population - ont aussi des effets contraceptifs, ce qui explique la baisse démographique et l'absence totale de jeunesse. Bentley, en se signalant auprès de Spofforth, propose donc une nouveauté culturelle aux allures de révolution. Romans, poésie, guides touristiques, ouvrages techniques et bien-sûr livres religieux, la découverte de Bentley ouvre des perspectives considérables à l'humanité, la raccorde à elle-même. Étonnamment cependant, on voit que l'humanité n'a pas abandonné ses aspirations religieuses. Lorsque Bentley, à son retour de prison, découvre une structure sociale familiale fondée dans un ancien abri atomique, il constate que celle-ci vit toujours selon des préceptes moraux hérités du christianisme. La recherche d'une autorité, purement morale ou aussi politique, paraît être aussi un marqueur du genre humain. La figure de Spofforth se rapporte à ce genre de thème et, à bien des égards, représente une forme aboutie et humanisée de la divinité. Personnage principal, Spofforth est le seul des trois avec lequel Walter Tevis maintient une distance, en écrivant ses chapitres à la troisième personne du singulier, alors qu'il se glisse dans la peau de Mary Lou et de Bentley en écrivant à la première personne. Spofforth est omniscient et proprement immortel - le péché moral et suprême du suicide fait partie de son logarithme de fonctionnement - et il est le garant, en tant que Détecteur, du bon respect des principes moraux enseignés dans les Dortoirs ("Pas de questions, relax", "Sexe vite fait égale sexe bien fait") et de bonne conduite (respect absolu de la vie privée, de l'intimité, de la politesse, jusqu'à isoler les individus et briser le lien social). Spofforth apparaît ainsi autant comme indispensable pour l'humanité que comme son fossoyeur. Car, sans contre-pouvoir, c'est bien sa seule bonne volonté qui, tout à la fois, maintient l'humanité et la condamne.


L'oiseau d'Amérique ne se veut pas tant une critique sociale qu'un avertissement. Ce qui a conduit l'humanité dans cet état d'abrutissement général se nomme progrès. Les armes atomiques ont dévasté le monde, la robotique généralisée a dispensé l'homme de travailler et de réfléchir. Or, l'homme sans travail manuel ni intellectuel se voue à mourir, nous dit Walter Tevis. Esclave de sa propre indigence, l'homme trouve un confort dangereux dans le fait de remettre sa propre vie dans les mains d'intelligences autres. le rapport de Mary Lou et de Bentley à la robotique en témoigne. Bentley est d'abord choqué par la façon dont Mary Lou s'adresse - vulgairement et autoritairement - aux robots, avant de comprendre que, selon les lois définis entre autres par Asimov, ce sont bien les robots qui sont au service des hommes, et non l'inverse. "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme", écrivait Rabelais . Walter Tevis en a fait un roman.
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