Merci à Babelio et à Belfond pour cette magnifique lecture.
Le décor se plante rapidement (du moins le croit-on). L'immigration irlandaise à New York, cela parle à tout le monde. Depuis Frank McCourt, on voit très bien le topo.
Matthew Thomas consacre pas loin de 200 pages aux "bases", à la jeunesse d'Eileen. Entre un père charismatique et révéré par la communauté et une mère alcoolique et dépressive, Eileen se monte une vie rêvée. Une vie plus belle et plus riche. Qu'elle va vivre avec Ed. le lien avec la trilogie de McCourt s'arrête là.
Ed, il est fort et robuste, moralement et physiquement. Ils progressent dans l'ascenseur social, surtout elle finalement, car lui semble opérer de "mauvais" choix, ou du moins des choix moins intéressés, plus détachés des contingences.
Dans les années 80, le Bronx mute. Il évolue, mais dans un sens qui ne plaît pas à Eileen. Même si elle n'est pas raciste, voir son quartier aller vers plus de multiculturalisme ne lui convient pas. de même, se comparer à ses amies la renvoie à son existence et aux choix de son mari.
C'est très habile de l'auteur. Doucement, on en arrive à mettre en parallèle les choix passés d'Ed et les aspirations d'Eileen. Elle l'aime, et ne peut vraiment lui reprocher cela, mais on perçoit peu à peu qu'Ed est un frein à la réalisation du rêve d'Eileen.
Et tout dérape pour les 50 ans d'Ed. Son comportement change. A tous niveaux, école, rapports familiaux, implication, attention, caractère...
De nouveau, c'est très habile de l'auteur. La lente descente d'Ed, sa maladie, n'est pas visible de suite. Elle s'installe sournoisement chez Ed et chez le lecteur. Elle prend plusieurs visages, et le lecteur suit la vision d'Eileen, laquelle fait d'abord semblant de croire qu'il n'y a rien. Puis que les choses vont s'arranger. Ou encore profite des accalmies chez Ed pour marquer des points et avancer dans son rêve. Par exemple, vendre leur maison et déménager dans un beau quartier, loin des épiceries portoricaines, des gangs qui commencent à rôder... Et elle emballe le tout dans un discours "c'est mieux pour tout le monde" auquel elle s'accroche comme un naufragé du Titanic à un morceau de planche.
Car au-delà de l'idée d'une maîtresse ou d'une tumeur pour expliquer les sautes d'humeur ou les accès de colère d'Ed, la réalité s'impose et c'est la Maladie d'Alzheimer qui s'impose. le chapitre 48 où Ed révèle sa maladie à ses proches, puis à son fils est un moment d'une rare intensité, pudique et fort à la fois. Puis l'auteur va jusqu'au bout du bout. Il n'épargne rien, mais c'est toujours maîtrisé, juste et sans jugement. Il porte un regard tendre sur tout le monde, sur les forts, sur les faibles, sur les lâches, et sur ceux qui assument.
Vers la fin, la figure du père d'Eileen revient souvent. Et la boucle est bouclée. Eileen et ses 3 hommes (ou 4 si on compte Sergueï), père mari et fils.
A mon avis, la fin traîne un peu en longueur. Evidemment, le sujet n'est pas Ed et on suit les pas d'Eileen. C'est bien vu de l'auteur, mais l'intensité étant retombée, je me suis moins investi en tant que lecteur dans les derniers chapitres. Par son dernier chapitre, toutefois,
Matthew Thomas élargit la perpective, il bouleverse quelque peu le propos. Il s'agit de transmission, d'être père, de comment faire pour être à la hauteur de l'idée que l'on se fait des attentes de ses parents... Ce dernier chapitre est fort. Il ouvre tout un champ des possibles, tout en bouclant la boucle. Bel exercice.
Au final, un degré de maîtrise de l'écriture incroyable, un roman profond et qui fait mouche bien souvent. Un premier roman (avec adaptation au cinéma) et 10 années de travail. Une vraie découverte.