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Critique de Apophis


Tade Thompson est un psychiatre britannique originaire du Nigéria, où il a d'ailleurs vécu une vingtaine d'années après sa naissance à Londres, avant de revenir s'installer en Angleterre. En plus de ses aptitudes en matière d'écriture, il est aussi un illustrateur doué.

L'auteur a une grosse actualité cette année, aussi bien en VO qu'en VF : en effet, concernant cette dernière, en plus de la novella sortie chez le Belial' dont je vais vous parler dans la suite de cet article, sont attendues respectivement le 24 avril et le 4 septembre les traductions des deux premiers tomes de son cycle Rosewater. Et dans la langue de Shakespeare, les sorties sont tout aussi alléchantes : le troisième tome dudit cycle, et peut-être surtout la très attendue suite des aventures de Molly Southbourne (en juillet). Bref, si vous suivez un minimum l'actualité de la SFF, il vous sera difficile d'échapper à Mr Thompson en 2019 !

Les meurtres de Molly Southbourne, donc, est la dernière novella en date parue dans la collection Une heure-lumière, qui est désormais devenue une référence incontournable en matière de format court. Illustré comme d'habitude avec brio par Aurélien Police, traduit avec sa maestria coutumière par Jean-Daniel Brèque, ce roman s'avère tout simplement prodigieux aussi bien sur la forme, fluide et très prenante, que sur le fond, d'une richesse peu commune. Signalons d'ailleurs une interview clôturant l'ouvrage, très intéressante et nous en apprenant beaucoup sur les influences et les intentions de l'auteur. Au final, je place ce texte dans le trio de tête au sein d'UHL, pour ma part, aux côtés de l'indétrônable L'homme qui mit fin à l'Histoire de Ken Liu et de Retour sur Titan de Stephen Baxter. Et je ne saurais trop vous recommander sa lecture !

PERSONNAGES, BASE DE L'INTRIGUE

Le récit est divisé en plusieurs parties : dans la première, nous découvrons une femme, enchaînée dans une cave, blessée et ayant été violemment battue, peut-être même torturée. Elle a des problèmes à se rappeler qui elle est. Elle rencontre alors sa ravisseuse, qui se présente sous le nom de Molly Southbourne, lui dit qu'elle va lui raconter son histoire, après quoi elle la libérera. La narration, qui était jusque là à la première personne du singulier, va dès lors basculer selon un point de vue extérieur.

Molly, donc, a grandi dans une ferme isolée, et pratiquement sans voir personne d'autre ou découvrir le monde qui l'entoure autrement que par le biais de la télévision. Et pour cause : dès son plus jeune âge, elle a manifesté un pouvoir peu commun, celui de générer un double d'elle-même (appelé une Molly) chaque fois que son sang est répandu. Ce qui a donc conduit ses parents à édicter des règles très strictes, à suivre impérativement : si elle voit une fille qui lui ressemble, crier très fort et soit fuir, soit se battre si elle ne le peut pas (sa mère l'entraîne au combat très tôt) ; ne pas saigner, et, si elle le fait, essuyer avec une compresse (à brûler ensuite) et asperger la plaie et le sang répandu de détergent ; enfin, si elle découvre un trou, prévenir ses parents immédiatement.

Ce récit d'apprentissage va donc nous détailler les étapes de la vie de Molly et surtout de son évolution psychologique, jusqu'à une ultime (et courte, voire un peu abrupte) partie finale où la novella se reconnecte avec le présent, et où l'identité de la prisonnière est dévoilée. Même si il faut bien dire que pour ne pas l'avoir devinée, il faut être un lecteur vraiment très, très obtus. J'en profite d'ailleurs pour dire que cette conclusion aurait été assez moyennement satisfaisante si je ne savais pas que, d'une part, la suite, The survival of Molly Southbourne, sort le 9 juillet, et que, d'autre part, l'auteur a quatre novellas relatives au personnage dans son dossier de brouillons (oui, quatre : il n'aime pas les trilogies). Et autant le dire, vu la qualité phénoménale de celle-ci, ça risque fort d'être du caviar !

ANALYSE ET RESSENTI

Je ne vais pas me lancer dans une analyse des thématiques explorées, vu que certaines sont parfaitement claires à la lecture du texte (notamment grâce à la citation d'ouverture) et que d'autres (ainsi que les hommages ou convergences littéraires) sont détaillées par l'auteur en personne dans la très intéressante interview qui clôt l'ouvrage (je vous conseille donc vivement de lire ce paratexte). Je dirais juste que l'aspect féminin / maternel / reproducteur est très mis en avant, et que j'ai vu dans le pouvoir de Molly une (vague) convergence avec deux oeuvres de SF qui ne sont pas citées dans ladite interview, à savoir Alien (rappelez-vous du fait que la créature est qualifiée de « fils de Kane »), La musique du sang de Greg Bear (dans la façon dont tout commence, parce que quelqu'un cache une certaine chose d'une façon bien particulière) et un texte dont j'ai très récemment parlé sur mon blog mais que je ne vais pas nommer pour ne pas spoiler ceux qui ne l'ont pas lu. J'y ai aussi vu une convergence avec plusieurs mythes grecs, où le sang, ou parfois certaines parties du corps de monstres ou de dieux, peut donner naissance à autre chose (cf les dents du dragon tué par Cadmos, qui donnent naissance à des guerriers si on les sème), ou bien à une copie de la créature initiale (ou de ses têtes : cf l'Hydre de Lerne). Je dirais pour terminer que le fond thématique est, pour un texte aussi court, d'une exceptionnelle richesse, ce qui participe à l'intérêt considérable de cette novella.

En revanche, parlons un peu taxonomie : j'ai déjà évoqué le récit d'apprentissage, donc parlons genres et sous-genres de l'imaginaire. On ne sait longtemps pas sur quel pied danser avec ce livre, se demandant si on a affaire à du Weird, voire du Réalisme magique (dans tous les cas avec une composante horrifique : signalons en effet que ce livre n'est clairement pas pour le âmes sensibles, vu qu'il décrit avec un naturel désarmant des scènes plus gore les unes que les autres). Et puis au début du dernier tiers, environ, l'auteur nous donne une explication scientifique, inscrivant dès lors sans conteste possible la novella dans la SF (et plus précisément dans son prolifique sous-genre Horrifique : tout comme G.R.R. Martin, j'ai d'ailleurs du mal à concevoir qu'on perçoive SF et Horreur comme deux genres séparés et incompatibles, tant le cinéma, notamment, a prouvé avec brio qu'ils pouvaient être combinés avec brio). J'en profite pour dire que ladite explication est moyennement convaincante ou satisfaisante : l'auteur précise qu'à l'origine, elle était beaucoup plus développée, mais que son éditeur l'a encouragé à tailler dedans pour faire ressortir les éléments les plus marquants du récit. Vu à quel point ce dernier est efficace (je vais bientôt y revenir), on ne va pas lui jeter la pierre (enfin, pas trop), même si j'aurais été curieux de lire la version longue.

Ce qui me conduit donc à exprimer mon ressenti : sur le plan d'une froide analyse, ce texte partait, théoriquement, assez mal. En SFFF, le thème du / des double(s) maléfique(s) est du cent fois vu, littéralement, particulièrement en Science-Fiction, où il a été exploité de cent façons différentes : clones, version de soi-même venue du futur ou d'un monde parallèle (plusieurs des séries Star Trek, par exemple, ont fait un usage plus ou moins intensif de l'univers-miroir, dont TOS, DS9, Enterprise et le récent Discovery), métamorphe, etc. Et je ne parle même pas du récit initiatique (qui est notamment devenu un cliché en Fantasy tant il est courant), ou du fait que fondamentalement, comme nous le confirme clairement l'interview, ce texte est plus ou moins calqué sur Frankenstein ou d'autres oeuvres, ou encore du fait que l'identité de la captive est téléphonée, et ce pratiquement dès le début, ce qui fait que la « grande révélation » de la fin tombe complètement à plat. de même, les différentes étapes du récit ne vous occasionneront aucune surprise, vous saurez longtemps à l'avance ce qui va arriver à Molly et comment. Donc, ce roman devrait avoir peu d'intérêt pour un lecteur expérimenté, pas vrai ? Eh bien c'est tout le contraire, et ce pour une bonne et simple raison : le style.

En effet, le roman s'avère être prodigieusement (je pense qu'ici, le terme n'est en rien galvaudé) immersif, prenant et fluide, et donne envie d'en lire toujours plus et toujours plus vite. C'est simple, je l'aurais lu d'une traite si j'en avais eu la possibilité matérielle, ce qui n'a pas été le cas, malheureusement. C'est dire, pour un vieux de la vieille un peu blasé comme moi, si ce texte est vertigineusement prenant. de plus, voilà une parfaite démonstration du fait que le style d'un grand écrivain ne se mesure en rien à la masturbation intellectuelle consistant à balancer du vocabulaire de m'as-tu-lu et des tournures convolutées, mais bel et bien à l'emploi d'un vocabulaire simple mais efficace dans sa poursuite de ce que devraient être les deux objectifs primordiaux de chaque auteur, à savoir assurer une profonde immersion et une parfaite fluidité de lecture. Qu'on ne s'y trompe pas, pourtant, ce genre de tournures en apparence simples demande bien plus de talent et de technique d'écriture que le fait de balancer du langage ampoulé et du médiévalisant à tour de bras, ce qui ne sert, le plus souvent, que de cache-misère à des mondes aussi ectoplasmiques que les intrigues ou les personnages. Je suis fermement persuadé que la technique ne doit pas se voir, qu'elle doit être au service du récit et non le supplanter : en voici un parfait exemple !

Bref, en plus de sa grande richesse thématique, c'est le style virtuose de Tade Thompson qui, plus que l'intrigue ou qu'un éventuel aspect novateur (ici inexistant) dans le trope SF ou Horrifique exploré, donne tout son considérable intérêt à ce roman court, que je vous conseille vraiment de lire tant il est exceptionnellement prenant. Les meurtres de Molly Southbourne se place sans conteste sur le podium de la collection Une heure-lumière, certes après L'homme qui mit fin à l'Histoire de Ken Liu (qui va être difficile à surpasser), aux côtés de Retour sur Titan de Stephen Baxter, mais largement au-dessus des autres titres, dont le niveau moyen est pourtant remarquablement élevé.
Lien : https://lecultedapophis.com/..
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