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Critique de Tempsdelecture


Des livres d‘Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature 2018, j'en ai plein la bibliothèque, non lus évidemment. Certains ont été ramenés droit de Pologne, son pays natal. Il a donc fallu que j'attende ce début 2024 pour lire pour la première fois l'une des plus importantes, femmes de lettres de la littérature polonaise actuelle avec ce roman, paru chez Les Editions Noir sur Blanc, qui semble être le pendant bien plus sombre de la Montagne Magique de Thomas Mann. Pour qui l'a lu, le voyage du tuberculeux Mieczysław Wojnicz à destination d'un sanatorium ne peut manquer d'évoquer le chef-d'oeuvre de l'auteur allemand. À mon sens, Olga Tokarczuk se doit d'être lue, au moins pour le fait que féministe, elle est pro-européenne et défenseure des droits des minorités en Pologne, en total désaccord avec le gouvernement conservateur actuel.


Le thème soulevé une fois par la mort absurde de madame Opitz revient régulièrement, et sa dépouille mortelle inquiète les esprits. Mieczysław n'est pas sans avoir remarqué que chaque discussion, qu'il soit question de la démocratie, qu'il soit question de la cinquième dimension, du rôle de la religion, du socialisme, de l'Europe ou enfin de l'art moderne, finit toujours pas les conduire à parler des femmes.

Nous avons donc une liste en début de roman de tous les personnages inclus dans l'histoire, ce qui s'avère être plutôt une riche idée. Elle est édictée par des narrateurs inconnus qui suivent à la trace Mieczysław Wojnicz, jeune étudiant en ingénierie en, qui nous provient de Lwow. Nous sommes à la mi-septembre dans la gare de Dittersbach. Wojnicz est malade, une calèche l'embarque direction la Silésie, Göbersdorf, en allemand, Sokolowsko, en polonais, et sa « pension pour Messieurs », qui jouxte le sanatorium de la région. C'est dans cette pension qu'il passera l'intégralité de son séjour, le sanatorium n'ayant plus de place vacante pour le loger en pension complète. C'est là où il y rencontrera tous ses acolytes, à commencer par le tenancier, Wilhelm Opitz. À ce point-là du roman, on a compris que la focalisation était interne, avec un narrateur omniscient qui n'est pas Wojnicz, en revanche, l'identité des narrateurs est encore bien mystérieuse.

Lentement, ce narrateur se révèle être des narratrices, les habitantes des lieux, des esprits capables de se faufiler entre les fentes du plancher, « ces Empouses, spectres de la déesse Hécate ». Wikipédia nous dit que l'Empouse est une créature fantastique, sorte de démon femelle. Ce sont des spectres qui « peuplent les nuits de terreur ». Hécate est la déesse de la Lune, de la magie et des limites. Car de la magie, de l'inexpliqué, il y en a à foison dans le roman de l'autrice polonaise, avec tout d'abord cette atmosphère pesante dans laquelle se débattent plutôt qu'évoluent les personnages, une ambiance ponctuée de mystère, qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle de la Montagne magique. Sauf qu'ici, on sait que ce sont ces étranges esprits féminins qui observent et racontent, épient ce groupe d'hommes divers et variés, unis par la maladie, et pour la plupart, par une misogynie asphyxiante.

Roman d'épouvante naturo-pathique : effectivement, il y a un brin d'épouvante dans les morts énigmatiques incrustées dans l'histoire des lieux, et d'abord par celle de l'épouse du tenancier, Klara Opitz. Car notre Mieczysław Wojnicz, dont les Empouses empruntent la focalisation, va découvrir que des meurtres se déroulent dans ces lieux, chaque année à la même date. La mort rode, non seulement par la maladie de chacun, mais par les décès inexpliqués dans ce lieu, où la nature et ses éléments sont maîtres et maîtresses. Une sensation de malaise d'autant plus accentuée, qu'outre les problèmes physiologiques que rencontre notre étudiant, ce dernier a son équilibre mental aussi fragilisé.

Étangs et bois, torrents et sentiers caillouteux et sinueux, le futur ingénieur oscille entre auberge et promenades au sein de la nature, collectionnant les feuilles mortes, se dirigeant dans l'obscurité de la forêt. Tout se cache dans les interstices sombres, là où la lumière se garde bien de passer. Dans cette galerie ou il n'y a que des hommes, dans cette famille même où Mieco a grandi entouré d'hommes, tous entretiennent leur misogynie, qui va même jusqu'à attribuer un sourire libidineux à la Joconde, dans cet entre-soi, où la femme est figurante et en tant que telle s'incarne davantage par toute la nature, des mantes religieuses, des Empouses, ou même sculpture antique. Il n'y a que des hommes ici, et pourtant tout ne tourne qu'autour des femmes, car les hommes ne sont plus que les jouets de ces esprits magiques. Ce roman m'a vraiment déconcertée et continue à le faire, il emprunte de nombreuses références mythologiques, philosophiques, picturales, historiques et géographiques, ainsi que littéraires qu'il faut conjuguer toutes ensemble pour obtenir, ou tenter du moins, un début de sens à la signification de ces entités féminines et voraces. Avec une fin encore plus troublante que le reste du roman, avec la disparition de Mieczysław Wojnicz et la résurrection improbable de l'épouse de l'aubergiste, Mme Klara Opitz (je vous laisse découvrir le pourquoi du comment.).

Pour mettre un point final à son histoire, l'autrice a inscrit une note qui détaille toutes les personnalités dont elle a paraphrasé les passages misogynes, comme un ultime pied-de-nez à ces hommes qu'elle a créés, et ils sont légion semblerait il. J'ai terminé ce roman avec encore des interrogations en tête, il faut dire qu'entre l'influence platonicienne en référence au Banquet, de ces Empouses qui discourent l'amour. Elle invente sa propre mythologie féminine en unissant plusieurs de ses mythes, Empouses, Tuntschis, Sorcières, mante religieuse, se jouant sérieusement de toute cette ribambelle de misogynie fate et ignare, et notamment entretenue par l'ambiguïté du personne principal Mieczysław Wojnicz. Un roman mystérieusement fascinant.
Lien : https://tempsdelectureblog.w..
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