Citations sur Les enfants verts (10)
Je reste persuadé que l'attrait du lecteur va davantage vers le récit que vers celui qui le raconte.
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Qu’est-ce donc que la nature ? En mon âme et conscience, je lui répondis que la nature, c’était tout ce qui nous entourait, à l’exception de ce qui est humain, c’est-à-dire de nous et de nos créations. Le roi cligna des yeux, comme s’il faisait un essai d’accommodation visuelle ; j’ignore ce qu’il vit, mais il déclara :
— C’est donc un grand rien.
Je pense que c’est ainsi que les yeux élevés à la cour, habitués à regarder des motifs alambiqués d’étoffes vénitiennes, de riches lacis de tapis turcs, des ornements et des mosaïques, voient le monde. Si leur regard est confronté à la complexité de la nature, ils n’y verront que le chaos – le Grand Rien.
Je ne cache pas qu’en prenant à l’époque la route vers la Pologne, je me sentais mal à l’aise, car je ne connaissais aucun pays éloigné à ce point du monde qui m’était familier, je me prenais pour un ex-centrique, quelqu’un qui s’aventurait au-delà du centre où l’on savait à quoi s’en tenir. J’avais peur des coutumes étrangères, de la violence des peuples orientaux, mais plus encore je craignais le climat imprévisible, froid et humide de cette contrée. J’avais toujours à l’esprit le sort de mon ami René Descartes, lequel, invité par la reine de Suède, s’était rendu quelques années auparavant dans ses châteaux nordiques glacials de la lointaine Stockholm ; ayant contracté un rhume, il y mourut dans la fleur de l’âge et en pleine possession de ses facultés mentales. Quelle perte pour la science !
Quand je repris enfin mes esprits, le soleil brillait de tout son éclat, même si, le matin, les sols restaient toujours gelés et voilés de frimas.
Ce jour-là, le prêtre arriva dans l'après-midi pour baptiser les Enfants verts dans la petite chapelle près du manoir. Cela aussi me fut rapporté par le jeune Opaliński, tout excité, car il se murmurait déjà au domaine que les petits sauvages m'avaient jeté un mauvais sort qui aurait été, semble-t-il, à l'origine de mon accident.
La même nuit, cependant, le corps du garçon disparut.Il s'avéra par la suite que les veilleuses, envoutées par le concert des grenouilles, abandonnèrent la dépouille et partirent se coucher vers minuit. Au petit matin, lorsqu'elles revinrent, l'enfant n'était plus là. On réveilla tout le monde, on alluma des lumières partout dans le manoir, et la peur s'abbatit sur nous tous. Les domestiques répandirent la nouvelle selon laquelle le petit démon vert, feignant la mort grâce à ses pouvoirs magiques, avait rejoint les siens dans la forêt.
En honnête homme, je dois pourtant reconnaître que même à la cour du roi Louis, la plus belle de toutes, il est rare de trouver un médecin qui ne soit pas de facto un charlatan inspiré par des découvertes et des analyses totalement farfelues.
… je me prenais pour un ex-centrique, quelqu’un qui s’aventurait au-delà du centre où l’on savait à quoi s’en tenir.
" Selon moi, le monde est constitué de cercles gravitant autour d'un seul point. Il faut savoir que cet endroit unique, appelé centre du monde, varie avec le temps ‒ jadis, ce fut Rome ou Jérusalem, à présent c'est sans conteste la France, et particulièrement Paris. Ces cercles, on pourrait les tracer avec un compas à verge. La règle est simple ‒ plus on est proche du centre, plus tout paraît véritable, concret, palpable, plus on s'en éloigne, et plus le monde semble flou, telle une toile blanchie par l'humidité. De plus, ce centre du monde se présente comme légèrement surélevé, de sorte que toute les idées, toutes les modes, toutes les inventions s'épanchent et coulent sur les côtés. D'abord, elles pénètrent les cercles les plus proches, et seule une infime partie parvient jusqu'aux endroits les plus écartés."
… le roi me demanda : Qu’est-ce donc que la nature ? En mon âme et conscience, je lui répondis que la nature, c’était tout ce qui nous entourait, à l’exception de ce qui est humain, c’est-à-dire de nous et de nos créations.
La guerre est un phénomène terrifiant et diabolique, quand bien même les habitations ne seraient pas directement touchées par les batailles, elle se répand partout, s’infiltre dans toutes les chaumières, engendre la famine, la maladie, la peur. Le cœur des gens se durcit, ils deviennent indifférents. La mentalité aussi se transforme de façon radicale, on ne s’occupe plus que de soi-même, on ne pense qu’à sa propre survie. Cela fait de l’homme un être cruel et insensible. Que de malheurs ai-je pu voir tout au long de notre périple entre la Lituanie et Lvov, que de violence, de mort, de brutalité insoupçonnée. Des villages entiers brûlés, des champs dévastés, stériles, et partout se dressaient des gibets, comme si tout le savoir artisanal des hommes s’était réduit à cette unique activité – fabriquer des outils pour détruire, tuer… Des corps humains non ensevelis, dépecés par les loups et les renards – l’œuvre funeste du sabre et du feu. Tout cela, j’aurais voulu l’oublier. Aujourd’hui, de retour dans ma patrie, lorsque j’écris ces mots, ces terribles images défilent encore devant mes yeux, et je ne peux plus m’en défaire.