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Grazyna Erhard (Traducteur)
EAN : 9782882502414
380 pages
Noir sur blanc (02/09/2010)
3.79/5   137 notes
Résumé :
Les Pérégrins, sans doute le meilleur livre d’Olga Tokarczuk, n’est pas un « livre de voyage », mais un livre sur le phénomène du voyage. Pour les Bieguny (c’est-à-dire marcheurs ou pérégrins), une secte de l’ancienne Russie, le fait de rester au même endroit rendait l’homme plus vulnérable aux attaques du Mal, tandis qu’un déplacement incessant le mettait sur la voie du Salut. S’ils sont des hommes et des femmes de notre temps, les personnages du livre d’Olga Tokar... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (37) Voir plus Ajouter une critique
3,79

sur 137 notes
“Dans l'Empire romain, les pérégrins sont des étrangers, hommes libres, habitant les provinces conquises par Rome, mais ne disposant pas de la citoyenneté romaine, ni du statut juridique des Latins.......”, définition de Wiki, et titre du livre d'Olga Tokarczuk, écrivaine polonaise, Prix Nobel de littérature 2018. le même Wiki y est aussi consacré en un chapitre dans le livre 😊. Un roman patchwork, qui nous plonge dans un univers où le voyage est une pérégrination, intérieure et extérieure, à la rencontre de l'autre, l'autre étant d'une diversité infinie, “Le but de mes pérégrinations est toujours la rencontre d'un autre pérégrin.”
Mais, mais....bouger, c'est aussi ne pas avoir le temps pour des méditations stériles, comme la Mort ( “...pour les gens qui voyagent , tout semble neuf, pur et vierge et, en un sens, immortel.”).

Tokarczuk, d'un langage à la fois riche, précis et poétique, attentif aux détails, brouillant les évidences, mettant en doute des arguments donnés comme irréfutables, ne rentrant dans aucune polémique, et remettant en question la logique même des questions posées, mêlant le rationnel à l'irrationnel, nous ballade à travers un monde sans frontières, en mouvement perpétuel, sans point fixe, à la rencontre de personnages, dont les biographies et les caractères s'entremêlent .
Des mythes, des contes, des histoires inventées, son propre vécu.....
Elle nous pousse à réfléchir, à sortir de notre zone de confort, et à aller à l'encontre d'autres points de vue que ceux que nous pensons acquises. Son obsession pour le grotesque et les cabinets de curiosités, qu'elle décrit dans les moindres détails, est au coeur du livre, “le but des pérégrinations est d'aller à la rencontre d'un autre pérégrin. En l'occurrence en pièces détachées “. L'histoire rocambolesque du docteur Blau, expert en spécimens anatomiques, de corps plastinés, ou la collection de pièces anatomiques de Frederik Ruysch, le coeur de Chopin en bocal.....que des pièces détachées dont elle finit même par nous en donner la recette de conservation, ont légèrement fini par me donner la nausée. Faut dire qu'Olga aime ça vu l'enthousiasme avec lequel elle en parle 😊, moi un peu moins.

Que vous soyez voyageur, voyageuse ou non, importe peu. Il vous suffit d'y mettre votre coeur et votre esprit pour savourer ce puzzle géant, constitué des snapshots ( instantanés) de ses pérégrinations. En fin de voyage vous quitterez probablement ( suis pas sûr 😊)à regret ce scrapbook de voyage, le “Wunderkammer” ( Cabinet de Curiosités ) d'une écrivaine spéciale , qui vient d'ailleurs d'en être mondialement reconnue; et probablement lu ou non lu, vous vous procurerez vite le Moby Dick de Melville, le guide de voyage préféré de Tokarczuk. Ce livre n'est pas pour tous les goûts, il risque d'être déroutant. Mais pour qui a des goûts littéraires éclectiques, un défi de lecture très intéressant, voir amusant.

“–Laisse tout cela, et une fois que tu auras fermé les yeux, change ta manière de voir pour une autre et réveille cette vision que tout le monde possède, mais dont peu font usage.”

Deux Snapshots ,

“Instructions de montage

J'ai rêvé que je feuilletais un catalogue américain avec des photos de bassins et de piscines. Je regardais avec intérêt des schémas et des plans, m'attardant sur chaque détail. Les différents éléments y étaient repérés par des lettres a, b, c… et accompagnés d'une description précise. Avec le plus grand intérêt, j'ai commencé à lire un chapitre au titre étincelant : « Construire un océan. Instructions de montage. “

“Même

Sur les bords de la route, je vois défiler d'immenses panneaux publicitaires qui proclament noir sur blanc : « Jesus loves even you. » Un soutien si inattendu me redonne du courage ; la seule chose qui m'inquiète, c'est cet “even”. “
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SEMAPHORE
O vous qui aimez les belles histoires bien ficelees, qui cherchez du suspense, lachez ce livre! Passez outre! Passez votre chemin! Allez ailleurs! Partez! Fuyez!
Mais si vous ne savez pas trop de quoi vous etes en quete, si vous etes prets a vous laisser mener par le bout du nez, sans savoir vers ou, a vous laisser haler par des chemins detournes, ce livre est pour vous. Il vous arrachera a votre home sweet home, vous prendra vers de nombreux ailleurs, que vous ne conceviez pas, que vous ne soupconniez pas, certains charmants et d'autres mines. Partez avec lui! Ne le fuyez pas! Il vous decevra peut-etre. Il faut etre pret a tout.

ENTRER DANS LA MELEE
Mais qu'est-ce que c'est que ce fatras? Tokarczuk nous raconte ses voyages, ses envolees, des rencontres fortuites. Elle y introduit ses elucubrations sur la difference entre l'ici et l'ailleurs, sur la necessite de bouger, sur le desir de partir, de se perdre. Elle y mele des nouvelles plus ou moins longues qui paraissent (du moins au debut) deplacees, hors de tout contexte. Elle parseme des descriptions tres detaillees de ce qu'on appelait des cabinets de curiosites, panopticums, wunderkammers, et de leurs tresors, squelettes, membres plastines, fiasques ou nagent des coeurs, des reins, dans du formol ou autres solutions savantes, " ...dans un bocal allonge, muni d'un couvercle qui ressemblait a une sculpture, flottait un foetus aux yeux fermes, suspendu par deux crins de cheval. Ses petits pieds touchaient ce qui restait du placenta rougeatre, dispose sur le fond." Morbide? Morbide! Vous vous sentez mal? Vous allez vous evanouir? Vous voulez des sels?

SORTIR DE LA MELEE
A des dizaines, des fois des centaines de pages, des nouvelles se completent, des chapitres se repondent, et l'incomprehension s'attenue, on arrive a saisir, sinon un sens, au moins une direction. Tokarczuk peregrine, dans sa vraie vie peut-etre, en litterature surement. Elle part pour l'inconnu et nous prend avec elle. Et elle nous berne. Les trois questions qu'elle dit etre inherentes a tout peregrin, pays d'origine, point de depart, point d'arrivee, ne sont pas valides pour son texte. On subodore le point de depart mais on ne sait jamais quel sera le point d'arrivee. Et le lecteur de se demander: ou suis-je arrive? Suis-je vraiment arrive? Serais-je en transit? Est-ce que Tokarczuk est en transit? Entre des romans differents? Entre des conceptions differentes du roman? C'est peut-etre ca. Elle essaie ici une oeuvre circulaire, qui tourne tourne et tourne autour d'un theme, ou plutot d'une idee, essayant de la tester, de la tamiser, dans differents genres litteraires. "Aujourd'hui je peux me poser la question: que cherchais-je?"

Et ca donne une sorte de roman post-moderne, non denue d'interet. Parseme de tres belles pages, de beaucoup de fragments a mettre en citations. J'ai particulierement aime la derniere grande nouvelle, Kairos, dont le titre (et le contenu bien sur) fait echo a des passages precedents, lointains, qu'on croyait avoir oublies. Des passages qui semblent donc en perpetuel changement, qui se tortillent et se deplacent pour mieux nous maneuvrer. Les textes de Tokarczuk semblent avoir adopte la devise, la publicite, entr'apercue dans un aeroport: "La mobilite est la realite."

Essayez donc ce livre. Ne le fuyez pas. Au contraire, fuyez avec Tokarczuk vers des destinations inexplorees. Prenez le baton du peregrin.

ACKNOWLEDGEMENTS
Ce livre a recu de grands prix. Je lui prefere quand meme Les Livres de Jakob, qui est a mon avis le chef d'oeuvre de l'auteur jusqu'ici (elle est encore jeune...). Je lui avais octroye quatre etoiles, celui-ci n'en recevra donc que trois et demie.
Il y a aussi une deuxieme raison a cette "notation". Par hasard, sans nous concerter, nous avons entrepris la lecture de ce livre a peu pres en meme temps, Bookycooky et moi. J'ai lu son compte-rendu, que j'ai savoure (ah! les emoticones! nouveau?) (appel du pied discret pour qu'elle apprecie le mien). Par une ancienne tradition de generations de babeliotes, contractee en d'autres vies, j'ai pour habitude d'etre plus radin qu'elle, plus pres des etoiles de ma bourse. Abandonner cette tradition serait une trahison, et je n'aurais plus qu'a fuir au loin, a reprendre un peregrinage au destin incertain.
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"Comment écrire, comment construire mon récit pour qu'il puisse porter cette immense constellation qui forme le monde?"' se demande Olga Tokarczuk dans son discours du Nobel.
Cette interrogation se ressent tout au long du voyage que fait le lecteur à travers Les Pérégrins, cosmogonie littéraire atypique, ni fiction ni essai, construit de réflexions entrecoupées de nouvelles, chaque élément relié à l'autre comme des synapses dans un grand mouvement de pérégrinations à travers le monde, d'un pérégrin à l'autre, et même jusqu'au plus profond des corps.
De salles d'embarquement en salles de musées d'anthropologie biologique, une narratrice fixe toute son attention sur des détails tenus entre lesquels son esprit l'amène à établir des convergences inédites.
Ici un homme perd sa femme, là un médecin des Lumières perd sa jambe, là encore un savant cherche le graal ancestral de la plastination...

Inracontable, Les Pérégrins n'en est pas moins une oeuvre profondément enrichissante en ce sens qu'elle donne le sentiment de remplir les vides du monde et d'établir les convergences qui lui rendent le sens perdu.

Olga Tokarczuk revendique la volonté de trouver une nouvelle façon de raconter ce monde qui a définitivement changé : c'est plus que réussi.
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Lire Olga Tokarczuk, c'est se retrouver sur le divan d'une psychotérapeute qui nous parlerait d'elle. On laisse la psy raconter, et nous décrire le symptôme dont elle est atteinte.
« Les symptômes qui se manifestent chez moi se résument en une attirance pour tout ce qui est déglingué, imparfait, estropié, fêlé. Je m'intéresse aux formes qui sont comme des erreurs dans la création, des impasses. À ce qui était censé s'épanouir, mais qui, pour des raisons inconnues, est resté atrophié ou bien, tout au contraire, s'est développé à l'excès, au-delà du projet initial. À tout ce qui s'écarte de la norme, est trop petit ou trop grand, excessif ou incomplet, monstrueux, répugnant […] Ma sensibilité est tératologique, monstrophile. »

On peut, en tant que patient, s'identifier, opérer un transfert, mais on ne peut pas, je le crains, tendre la main à son psy pour l'aider à soulager ses symptômes, car on ne peut que l'écouter, on ne peut que la lire la Tokarczuk, on ne peut pas lui répondre (ça ferait quand même cher la séance. Allez, je t'envoie la facture Olga!) Par moments, on a envie de l'aider. Surtout lorsqu'elle écrit que le monde est sombre, infernal. Elle s'intéresse au Kali Yuga, au monde qui s'assombrit. Par moments, on se demande si elle ne serait pas tentée de rejoindre une secte (celle des Livres de Jakob par exemple) ou celle des Pérégrins (qui serait une secte de l'ancienne Russie). Dans un chapitre, on sent qu'elle est à deux doigts de finir dans un métro emmitouflée dans des couches de vêtements et de lancer des insultes aux passants tout en se balançant sur elle-même. Elle nous dit que si elle bouge, c'est pour ne pas se laisser enfermer (C'est pourquoi elle fuit lorsqu'on l'approche).

Lors d'une autre séance, je la laisse m'expliquer, dans un aéroport, ce qu'est la psychologie du voyage. Alors, j'ai beau avoir suivi les conférences de ce livre, je ne suis pas certaine d'avoir tout saisi au vol de l'avion, mais je me dis que ce n'est pas bien grave et tant mieux, car Olga Tokarczuk l'écrit elle-même que la psychologie est loin d'être une science exacte. D'ailleurs, elle explique dans ce livre pourquoi elle a arrêté de s'adonner à la psychologie. On se demande parfois à la lire dans quelle mesure ses livres peuvent être autobiographiques (d'autant plus qu'on s'y perd avec tous ses personnages). Mais je crois qu'elle nous en dit beaucoup lorsqu'elle écrit qu'elle sait aujourd'hui une chose : « quiconque cherche de l'ordre et de la cohérence doit se tenir à l'écart de la psychologie. » Personnellement, j'aurais soigneusement évité de faire les mêmes études qu'elle, ne serait-ce que pour éviter les dissections. Elle écrit qu'elle soupçonne que tous les étudiants en psychologie ne font pas ces études par hasard et qu'ils ont tous au fond d'eux une faille secrète. Une espèce de tumeur psychologique. (Méfiez-vous des psy, ils sont peut-être plus fous que vous!) Olga Tokarczuk elle-même est un peu toquée. Mais elle a le mérite d'avoir changé de voie, en sentant qu'elle aurait fait une piètre psychologue. D'ailleurs, elle était contre la méthodologie de la discipline, parce qu'elle trouvait les tests mensongers, on enseigne aux étudiants la statistique, on leur apprend à placer l'être humain sur des repères orthonormés. Elle préfère quand l'être humain sort des cases.

Elle les préfère dans des bocaux les humains … (Quand je vous dis qu'elle est bizarre!) N'oublions pas qu'elle est de sensibilité
«  tératologique, monstrophile ». Elle puise dans cette fascination pour l'anormal et nous décrit minutieusement des corps en morceaux, des bocaux fascinants / répugnants (au choix) tels qu'on en trouve au Museum d'Histoire Naturelle. Des bocaux qui ont plus l'air artificiels que naturels et c'est « normal » à mon sens de les trouver artificiels ces morceaux de corps humains « naturels » car il n'est pas « naturel » qu'ils soient conservés aussi longtemps, après la mort, dans des bocaux, par ex. Olga Tokarczuk nous parle des procédés de conservation comme la plastination, ce qui peut aussi bien attirer/ repousser (au choix) ses lecteurs et ses lectrices. Moi j'aime bien la lire, mais, j'insiste, je la trouve vraiment bizarroïde, alors je la lis avec des pincettes (après l'avoir bien disséquée, pour mieux l'analyser).

* « Olga Tokarczuk a étudié la psychologie à l'université de Varsovie. Durant ses études, elle travaille, bénévolement, avec des personnes souffrant de troubles mentaux. Après avoir terminé ses études, elle devient psychothérapeute à Wałbrzych. » Wikipedia
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Olga nous ouvre les pages de son carnet de voyage : peut-être avez-vous, vous aussi, tenu un journal de bord lors de vacances, de séjours plus ou moins lointains ?
Ça a l'air tout simple, au premier abord. Il y a de courtes anecdotes rigolotes sur une clé d'hôtel ou sur un emballage de serviettes hygiéniques. Il y a des rencontres insolites, des discussions spontanées avec des inconnus, des échanges.
Il y a des villes, des aéroports, des musées.
Mais Olga Tokarczuk est une conteuse, et rien ne peut être aussi simple que ça en a l'air.
Parce que pour écrire, elle fait feu de tout bois, ou plutôt joue le rôle "d'une jardinière dont le seul mérite est de jeter des graines en terre et, plus tard, de faire une guerre fastidieuse aux mauvaises herbes."
Une sorte de petit rire inquiétant émane d'elle : lorsqu'on patiente avec elle dans un hall d'hôtel en voyant passer les clients d'un oeil distrait, elle, elle en voit qui "font plusieurs tours dans une porte à tambour, comme dans une moulinette qui pourrait les réduire en poudre."
En "détective autodidacte, enquêtrice privée des signes et des hasards", elle voit partout des signes étranges, voire menaçants : "C'est l'heure du bulletin météo, on annonce de la pluie. Et, en effet, il commence à pleuvoir, comme si les gouttes de pluie étaient toutes prêtes et n'attendaient que cette formule incantatoire pour tomber."
L'oeuvre est ponctuée d'histoires beaucoup plus longues, comme autant de nouvelles illustrant le thème du voyage, voyage où l'on se perd, au sens propre comme au sens figuré.
"Quiconque s'arrête de bouger sera pétrifié."
Et le temps s'immobilise dans ces musées médicaux et autres cabinets de curiosités, où la narratrice observe avec fascination des organes ou des corps entiers conservés, naturalisés, plastinés.
Et nous, on observe avec fascination le carnet de voyage de la pérégrine Olga Tokarczuk.
"Ce soir-là, j'ai senti d'une manière palpable l'extrême bout du monde."
J'ajoute que, pour ma part, j'ai été encore plus séduite à cause des cartes, des plans de ville et du sens même de la couverture.
(Et quoi que vous en pensiez, je ne dirai pas un mot sur son bilan carbone.)
Traduction fluide de Grażyna Erhard.
LC thématique de janvier 2023 : "Entre 200 et 500 pages"
Challenge Nobel
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Citations et extraits (57) Voir plus Ajouter une citation
Balance-toi, remue-toi ! Bouge ! Y a que comme ça que tu pourras lui échapper. Celui qui dirige le monde n'a pas de pouvoir sur le mouvement. Il sait que notre corps en mouvement est sacré. Tu lui échappes que quand tu bouges. Il n'a de pouvoir que sur ce qui est immobile et pétrifié, sur ce qui est passif et inerte.
Alors, remue-toi, balance-toi, cours, file ! Si t'oublies ça, si tu t'arrêtes, il va t'attraper avec ses grosses pattes velues et faire de toi une marionnette. Il t'empestera de son haleine qui sent la fumée, le gaz d'échappement et les décharges de la ville. Il va transformer ton âme multicolore en une petite âme toute raplapla, découpée dans du papier journal. Il te menacera du feu, de la maladie, de la guerre. Il va te foutre la trouille, jusqu'à ce que tu en perdes la tranquillité et le sommeil. Il va te marquer de son sceau, comme du bétail, t'inscrire dans ses grands registres et te donner un document attestant ta chute. Il saura t'occuper la tête avec des choses futiles, sans importance : ce qu'il faut acheter, ce qu'il faut vendre, l'endroit où c'est meilleur marché, là où c'est plus cher. Et toi, tu te feras des soucis pour des broutilles : le prix de l'essence et comment ça va jouer sur les remboursements de ton crédit. Chaque jour, tu vivras dans la souffrance, comme si ta vie était une punition. Mais pour quel crime ? Commis par qui et quand ? – tu ne le sauras jamais. […]
Quiconque s'arrête de bouger sera pétrifié. Quiconque marque une pause sera épinglé comme un insecte : une aiguille de bois transpercera son cœur, tandis que ses pieds seront cloués au seuil et ses mains aux solives du plafond. […]
Les tyrans de tout poil, les larbins de l'enfer, ont dans le sang la haine des nomades. Voilà pourquoi ils persécutent les Tziganes et les Juifs, sédentarisent de force les gens libres, les estampillent d'une adresse, ce qui, pour nous, est une condamnation.
Ce qu'ils veulent, c'est établir un ordre figé une fois pour toutes, rendre l'écoulement du temps illusoire. Et faire en sorte que les journées deviennent répétitives, toutes pareilles, impossibles à discerner les unes des autres. Ils veulent construire une énorme machine où chaque créature aurait sa place et à se contenter de mouvements illusoires. Institutions et bureaux, coups de tampon, lettres de services, hiérarchie, grades, échelons, requêtes et refus, cartes d'identité, passeports, numéros, résultats d'élections, promotions et collecte de points pour bénéficier de réductions, collections en tout genre, troc d'objets.
Ce qu'ils veulent, c'est épingler le monde à l'aide des codes-barres, attribuer une étiquette à chaque chose, pour qu'on sache précisément ce que c'est comme marchandise et combien ça coûte. Que cette nouvelle langue codée soit complètement étrangère, incompréhensible pour les hommes, lue exclusivement par les machines et les automates. Et comme ça, ils pourront organiser la nuit, dans leurs grands magasins souterrains, des séances de lecture de leur poésie en codes-barres.
Bouge, allez, bouge ! Béni soit celui qui marche ! (pp. 247-248 ; 249)
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« Le corps est quelque chose d’absolument mystérieux, écrivait-il. Le fait que nous puissions le décrire avec une telle exactitude ne signifie nullement que nous le connaissions. C’est la conclusion de l’ouvrage de Spinoza, cet homme qui polit des lentilles, pour que nous puissions mieux voir les choses, et invente une langue archi-difficile pour exprimer sa pensée. Car on dit : voir, c’est savoir.
Moi, je veux savoir, et non pas m’adonner à la logique. Qu’ai-je à faire d’une preuve extérieure, qui prend l’apparence d’une démonstration géométrique ? Une telle preuve n’apporte qu’un semblant de conséquence logique, et cet ordre qui est si agréable à nos esprits. Il y a le A, ensuite vient le B ; d’abord, les définitions, puis les axiomes et les propositions numérotées, et enfin quelques appendices en conclusion. Pareille démonstration ressemble, du moins telle est mon impression, à une planche anatomique parfaitement dessinée où chaque élément est désigné par une lettre et où tout semble clair et limpide. Mais, en définitive, on ne sait toujours pas comment tout cela fonctionne. »
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Sur l’emballage des serviettes hygiéniques que j’ai achetées dans une pharmacie étaient imprimées ces informations courtes et cocasses :
Le trouble léthologique est l’incapacité de se rappeler le mot dont on a besoin dans l’instant.
La rhopographie –l’attachement particulier d’un artiste à représenter des objets menus et insignifiants dans une œuvre picturale.
La rhyparographie –un attrait particulier de l’artiste-peintre pour des sujets morbides ou repoussants par leur laideur.
Léonard de Vinci est l’inventeur des ciseaux.
Dans la salle de bains, lorsque j’ai ouvert ce paquet de serviettes, j’ai eu comme une révélation : et si cela faisait partie de l’ambitieux projet de cette encyclopédie universelle censée contenir tout le savoir des hommes ? Je suis donc retournée dans la même pharmacie, pour chercher d’autres produits de cette étrange société qui avait pris l’initiative de joindre l’utile à l’indispensable.
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Le cœur. Dans sa réalité toute nue, sans son voile de mystère. Une masse informe de la taille d’un poing, couleur gris beige. Car telle est la couleur de notre corps, gris crème, gris marron, une vilaine couleur indécise, on a tendance à l’oublier. Personne ne choisirait pareille couleur pour les murs de son séjour ou la carrosserie de sa voiture. C’est la couleur de nos entrailles, de nos tréfonds, de ces endroits où la lumière n’accède jamais, où la matière se cache dans l’humidité, à l’abri des regards extérieurs–ce qui la dispense de bien présenter. Il n’y a qu’avec le sang qu’elle s’autorise une touche d’extravagance.
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Les svastikas

Dans une ville d'Extrême-Orient, on a l'habitude d'indiquer les restaurants végétariens par des svastikas rouges – signes qui, depuis la nuit des temps, symbolisent l'ardeur du Soleil et la force vitale. Cela facilite grandement la vie d'un végétarien dans une ville qu'il ne connaît pas – il lui suffit de lever la tête et de se diriger vers ce signe. Et là, on sert du curry de légumes (très nombreuses variétés), des « pakoras », des samoussas, des légumes à la sauce Korma, des pilafs, des boulettes et aussi – ce que j'aime le plus – des galettes d'algues sèches roulées et farcies de riz.
Au bout de quelques jours, je suis conditionnée comme le chien de Pavlov – à la vue d'un svastika, je commence à saliver (p. 307).
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Videos de Olga Tokarczuk (9) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Olga Tokarczuk
Avec Catherine Cusset, Lydie Salvayre, Grégory le Floch & Jakuta Alikavazovic Animé par Olivia Gesbert, rédactrice en chef de la NRF
Quatre critiques de la Nouvelle Revue Française, la prestigieuse revue littéraire de Gallimard, discutent ensemble de livres récemment parus. Libres de les avoir aimés ou pas aimés, ces écrivains, que vous connaissez à travers leurs livres, se retrouvent sur la scène de la Maison de la Poésie pour partager avec vous une expérience de lecteurs, leurs enthousiasmes ou leurs réserves, mais aussi un point de vue sur la littérature d'aujourd'hui. Comment un livre rencontre-t-il son époque ? Dans quelle histoire littéraire s'inscrit-il ? Cette lecture les a-t-elle transformés ? Ont-ils été touchés, convaincus par le style et les partis pris esthétiques de l'auteur ? Et vous ?
Au cours de cette soirée il devrait être question de Triste tigre de Neige Sinno (P.O.L.) ; American Mother de Colum McCann (Belfond), le murmure de Christian Bobin (Gallimard) ; le banquet des Empouses de Olga Tokarczuk (Noir sur Blanc).
À lire – Catherine Cusset, La définition du bonheur, Gallimard, 2021. Lydie Salvayre, Depuis toujours nous aimons les dimanches, le Seuil, 2024. Grégory le Floch, Éloge de la plage, Payot et Rivages, 2023. Jakuta Alikavazovic, Comme un ciel en nous, Coll. « Ma nuit au musée », Stock 2021.
Lumière par Valérie Allouche Son par Adrien Vicherat Direction technique par Guillaume Parra Captation par Claire Jarlan
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