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Critique de PatriceG


Souvenirs de Alexandra Andreevna Tolstoï (1817-1904)

Mais qu'est-ce que Tchertkov faisait encore là à la gare d'Astapova ? (*)

On ne peut pas parler durablement comme je l'ai fait ici de Léon Tolstoï sans évoquer le nom de la comtesse Alexandra Andreevna Tolstoï, cousine de l'écrivain, attachée à la cour sous quatre tsars qui vont se succéder, qui fut sa meilleure amie pendant près d'un demi-siècle.

Une relation d'amour (chaste) s'est engagée entre les deux personnes cousin, cousine (*). Cette dernière était son aînée de 10 ans. Dans leur longue correspondance qui a traversé les décennies, l'écrivain multiplie les bons sentiments à son égard.. Presqu'une sensualité sous jacente les anime. C'est même réconfortant de voir cette liaison s'installer sous le haut signe d'une confiance absolue ..Elle servit assurément l'épanouissement de l'écrivain dès son plus jeune âge, et évidemment Alexandra Andreevna était très flattée du rôle grandissant de son cousin dont la réputation devint mondiale.

Dans ses Souvenirs, la comtesse Alexandra Andreevna évoque cette liaison torride à demi-mot. C'est l'aveu d'une personne bien élevée, pieuse devant la chose qui s'interdit d'en dire davantage, laissant la vie se faire en priant le ciel de couvrir de voile cette ambiguïté. Voici ce qu'elle écrit : "Nous avons fait mentir l'axiome qui veut que l'amitié soit impossible entre un homme et une femme. Tout fut toujours pur entre nous, et c'est son âme que j'aimais, oui son âme seule.." Pourtant elle avait sans doute rêvé d'autre chose ! le sensuel Léon Tolstoï note à lui-même ceci au temps fort de leur amour : "Merveilleuse Alexandra, je n'ai jamais rencontré une femme qui lui vienne à la cheville. Ah si elle avait dix ans de moins.." Nous sommes sur le fil du rasoir de la relation amoureuse qui peut basculer dans un sens ou dans l'autre. On a le sentiment quand même que c'est Tolstoï qui se retient après ses nombreuses conquêtes féminines en deçà de ses vues, il est là dans le grand jeu et semble ressentir les effets pesants d'une telle situation. Alors comme un petit garçon qui recule par timidité qui a tout de même la trentaine et qui semble regarder son avenir, se ravise par la suite en disant sans ambages la cible de son mariage : " Une femme belle, jeune, à la fois, tendre, modeste et soumise, intelligente, supérieure, capable avant tout de procréer, d'être une mère de famille forte et active, devant adopter en toutes choses les opinions et les goûts de son mari, posséder à la fois le tact mondain, les manières recherchées, savoir oublier le monde, vivre à la campagne .." Il cochait ainsi en plein les cases de celle qui allait devenir peu après sa femme en la personne de Sophie ! Et je pense que pour Alexandra, c'était ce qu'elle pouvait souhaiter de mieux à son chaud cousin, la raison l'emportant finalement sur la passion.

Alexandra Andreevna était une personnalité forte, belle femme, son influence à la cour était grande. Elle côtoyait Pouchkine, Tourgueniev, Joukovski, Dostoïevski : de ce dernier elle en disait le plus grand bien.

Dans les moments de désarroi, c'est vers Alexandra que se tournait Léon Tolstoï. Son intelligence et sa fermeté morale le requinquaient. Et peut-être seule la femme qu'elle était pouvait apporter cela à l'orphelin de père et de mère, sans faire injure à la tante Toinette !

Cela dit, il arrivait aussi à Alexandra Andreevna d'avoir des moments de doute dans son existence, plutôt rarement toutefois tant la personne était presque une maîtresse femme, comme ce jour où Tolstoï à 29 ans lui répond ceci alors qu'elle envisageait de quitter la cour pour se retirer dans un ermitage :
" Vous me demandez un conseil et moi je viendrai chercher auprès de vous la même chose et ni l'un ni l'autre ne trouverons ce que nous cherchons .."

Au delà de ça, on sait que Léon Tolstoï eut recours à elle pour intercéder auprès du tsar. j'ai le souvenir par exemple de cet épisode de l'été 1866, en plein milieu de la création de Guerre et Paix. L'écrivain s'accorde une pause, est sollicité pour défendre le soldat Chibouchine qui vient de souffler son capitaine et qui s'expose de fait à l'exécution par les armes. C'est à Alexandra que s'adresse Tolstoï pour sauver la situation dont il sent très bien qu'elle ne tourne pas à son avantage. La missive arriva en retard et l'exécution du soldat aura lieu. Mais plus tard, de nombreuses affaires furent réglées par ce biais, tant la renommée de l'écrivain était forte et la position à la cour d'Alexandra grande. Après ce douloureux épisode, il paraît que la suite de Guerre et Paix fut changée, mais je crois peu à cela, c'est un bobard.

Dans les années 1880, les choses se gâtent entre les deux épistoliers si proches. A cause des positions morales de l'écrivain contre l'administration impériale et l'Eglise, ce qu'on a appelé sa crise morale, Alexandra marque sa différence légitime en rembarrant les lettres du prédicateur. Elle tentera vainement de refreiner les ardeurs de son cousin par le biais de Dostoïevski qui lui au contraire s'était rapproché de la religion. Celui-ci mourut et l'affaire tomba à l'eau, ainsi que l'espoir d'une rencontre entre les deux plus grands écrivains de la Russie qui n'eut donc jamais lieu.

En 1897, c'est Tchertkov qui, condamné à être exilé en Angleterre pour la propagation d'idées subversives tolstoïennes - étant entendu que Tolstoï était intouchable -, fut une nouvelle pomme de discorde entre les deux protagonistes. A Saint-Pétersbourg, ils se retrouvent, L'un reprochant à l'autre de ne cesser de venir à la charge pour faire revenir Tolstoï dans le giron orthodoxe, et l'autre reprochait à l'un ses fréquentations, ses idées anti-régime, les tolstoïens.. Cette fois, c'est fini entre eux. Une brouille définitive est consommée

Tolstoï au tournant du 20 e siècle aura l'occasion deux fois d'adresser des courriers à Alexandra. C'était pour souffler le chaud et le froid, comme il avait l'habitude de le faire pour sa propre femme.

Ma conclusion à ces incidents entre deux personnes marquantes de la vie russe, cousins de surcroit, qui se multiplièrent dès les années 1880 est que non seulement la crise morale et les changements radicaux de Tolstoï en sont la cause, mais l'influence pernicieuse de Tchertkov sur l'écrivain plus encore, abusant d'abord du renoncement à la foi de l'écrivain, puis de sa vieillesse et de sa vulnérabilité. Ce Tchertkov, tolstoïen de chez les tolstoïens a non seulement brisé une famille, mais détruit cette relation magnifique qui existait entre Alexandra Andreevna et Léon Tolstoï, j'en suis convaincu. On a tellement attribué de torts de manière abusive à Sophie, la grande dame, envers laquelle Alexandra avait un immense respect, pour expliquer les brouilles nombreuses qui agitaient le couple légendaire à partir des années 1880, qu'il ne saurait être question de se faire l'économie des charges qui pèsent sur Tchertkov le nuisible. Oui bien sûr ces charges ont été minorées au cours de l'histoire et dans bien des livres, car on a trop suivi Tolstoï en fonction de ses écrits, de ses journaux intimes, de sa correspondance, de ses professions de foi, de ses partis pris, ses prechi precha jusqu'à son dernier souffle, sans savoir qu'il se jouait un drame à Iasnaïa Poliana dont le vrai coupable était Tchertkov. Tolstoï devenait de plus en plus absent et toujours présent par contre pour répondre aux menées des tolstoïens dont Tchertkov en tête. Il aura beau s'en défendre et multiplier les démentis vis-à-vis de Sophie, ce sera trop tard et idem pour Alexandra qui en apporte la preuve ici non sans courage intellectuel et conviction morale, car malheureusement Tchertkov avait un allié de poids, l'air du temps et le sens de l'histoire ..Oui le vrai drame connaitra son dénouement dans la fuite de Tolstoï repêché à la gare d'Astapovo un certain mois d'octobre 1910 accompagné de ses fuyards tous acquis à la cause de Tchertkov qui aura encore l'audace de parler pour Tolstoï en annonçant à l'Eglise qu'elle pouvait faire demi-tour, elle n'était pas réclamée pour les derniers sacrements, et ce n'est que par pitié qu'on laissa finalement Sophie approcher son mari dans ses derniers instants. La boucle était bouclée, Tchertkov eut le dernier mot. Ce qui s'est passé en 1897 à Saint-Pétersbourg décrit plus haut avec Alexandra n'était qu'un avant-goût de la scène finale ? c'est le vrai sang Tolstoï qui ne fit qu'un tour ce jour-là ! Ca fait un moment déjà que le Géant Tolstoï, vénéré dans le monde entier ne s'appartenait plus !

(*) Cousin, cousine. Cousine germaine côté Tolstoï
(*) Extrapolation bien entendu aux Souvenirs de AAT. Question que je n'ai pas vue souvent posée à vrai dire, d'une rareté sidérante !

Malheureusement ces Souvenirs de la comtesse Alexandra Andreevna Tolstoï n'ont pas, sauf erreur de ma part, été traduits en français. Selon Serge Tolstoï, petit-fils de l'écrivain qui a fait beaucoup en France pour le déploiement de l'oeuvre de son célèbre grand-père, affirme que ces Souvenirs sont une source de première importance et sans contestation possible pour la connaissance de la vie et l'oeuvre du Maître russe.

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