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Critique de berni_29


En si peu de pages, Léon Tolstoï nous fait vivre dans cette nouvelle la mort. La mort d'Ivan Ilitch ne laisse aucune ambiguïté dans ce titre ni dans les premières lignes.
Un homme est mort, un homme ordinaire et nous voici invité par Léon Tolstoï à entrer dans le cortège des voix dissonantes qui bruissent autour du défunt alors qu'il serait convenu de se recueillir en silence. Nous sommes quelques heures à peine après son décès…
Un homme est mort qui était encore jeune, dans la force de l'âge. Il n'avait que quarante-cinq ans.
Qu'a fait ou qu'a été de son vivant Ivan Ilitch pour mériter pareil irrespect à la place de la compassion ? Au lieu du chagrin ou tout au moins d'une forme de bienséance qui eût été à propos lors du service religieux qui est donné, ce ne sont que conjectures sur le devenir de la fonction qu'occupait Ivan Ilitch. Les égoïsmes se lâchent. On pense aux ambitions, aux frivolités de la vie, à la partie de whist du soir, on pense à être ailleurs, surtout pas ici, ou du moins pas trop longtemps, juste le temps de se montrer… C'est peut-être à cet instant qu'elle est là, la société russe, à jamais…
Un homme est mort qui occupait la fonction de juge.
C'est alors que Léon Tolstoï nous éloigne de ce parterre presque cacophonique et nous invite à faire un pas de côté sur le parcours d'Ivan Ilitch.
Un homme est mort qui fut un vivant, qui fut jeune, qui désira une femme qui l'aima à son tour, ils eurent des enfants. Il gravit les échelons professionnels pour arriver au haut rang de magistrat, rendant les sentences, disposant d'un pouvoir énorme entre ses mains sur le destin d'autres gens, suscitant aussi les jalousies, les convoitises. Il n'en était pas lui-même exempt…
En si peu de pages, Léon Tolstoï nous plonge dans la tête de cet homme qui fut cela, et bien autre chose encore, il nous brosse le portrait d'un homme ambitieux, aimant sa famille, satisfait de son parcours.
C'est un peu comme si brusquement Ivan Ilitch nous confiait son histoire. Une mauvaise chute qui tourne mal, s'aggrave, voilà brusquement cet homme tombant malade, ce n'est plus alors qu'une sorte de désescalade sans fin vers l'ultime fin, la mort.
Un homme va mourir et nous savons que bientôt il sera mort, nous le savons mieux que lui et Léon Tolstoï a déjà ici l'art de donner une force extraordinaire à notre regard de témoin.
Est-ce ainsi que les hommes meurent ? Et leurs illusions au loin demeurent…
En si peu de pages, Léon Tolstoï nous dépeint la solitude devenue brusquement absolue, infinie d'un homme qui agonise, qui va peu à peu, pas à pas, vers la mort et se souvient, convoque sa vie, comme on tire sur l'écheveau d'une pelote de laine emmêlée. Comme on ouvre le rideau d'une scène de théâtre, convoquant les comédiens pour jouer la dernière scène…
Un homme va mourir qui avait sentence sur tout et voilà que c'est le monde à l'envers, c'est l'arroseur arrosé, voilà que le destin s'empare de lui, de son sort et va rendre à son tour une sentence inéluctable…
Un homme va mourir seul devant la mort, abandonné de ses plus proches ; les médecins, n'en parlons pas, où sont-ils ? Que font-ils ? Et sa famille, ses proches, c'est encore pire… Il y a cependant ce beau et touchant personnage secondaire qu'est Guérassime dans son dévouement et son humilité. Comme je l'ai aimé, celui-là…
Ivan Ilitch n'est pas seul puisque nous sommes là à suivre son agonie, à étreindre ses pensées et c'est bouleversant. Nous sommes dans l'intimité d'un être en souffrance, qui souffre physiquement, mais peut-être plus encore qui souffre moralement.
La mort est à la fois unique et intemporelle. Celle d'Ivan Ilitch n'échappe pas à la règle. Pourquoi a-ton si peur de mourir ? Est-ce à cause de la mort par elle-même ? de ce qui a après ou peut-être rien justement ? Ou bien la peur d'avoir complètement raté son existence ? Quel sens à tout cela ?
En si peu de pages si puissantes, le récit qu'a écrit Léon Tolstoï m'a touché par son profond réalisme, son acuité, sa justesse, touchant l'intime de nos vies, questionnant notre propre rapport à la mort, à nos morts, qui se font de plus en plus nombreux au fur et à mesure qu'on avance dans l'âge…
En si peu de pages, tant de sentiments sont visités dans le prisme d'un seul homme devenu solitaire devant la mort, traversé de doute, d'inquiétude, d'amertume, peut-être de regrets et de remords…
La force d'un écrivain est là, disant la grandeur d'un texte au travers de la médiocrité d'une vie rendue encore plus misérable au seuil fatidique.
Je me suis alors souvenu d'une histoire vraie que j'avais entendu un jour lors d'un reportage à la radio, celle d'un sage taoïste qui accompagnait les personnes mourantes en leur prodiguant des gestes et des pensées empreintes de sérénité et de douceur. Il avait un don pour aider à cheminer vers l'autre versant. Un jour, il apprit qu'il était atteint d'un mal incurable, qui lui laissait à peine quelques mois à vivre. Alors cet homme qui avait toute sa vie prodigué le détachement, s'apprêtait à aller vers la mort dans une totale peur panique… Cette histoire m'avait impressionné…
En lisant ce récit percutant comme la vie, je ne pouvais me détacher à chaque page de la mort de quelques êtres proches, mes parents et une de mes soeurs, ces trois êtres chers que j'ai assisté l'un après l'autre dans leur agonie… Je me souviendrai à jamais de l'humour de ma soeur, un dimanche midi une semaine avant qu'elle nous quitte, nous avions partagé un succulent Bordeaux dans son appartement donnant sur la Loire… Elle avait ironisé sur notre stupide beau-frère, alcoolique et raciste, qui lui survivrait, peut-être longtemps après elle… Hélas, elle avait raison, le bougre est toujours en vie, me semble-t-il, vingt-cinq après… Dans la douleur de son propos, elle avait simplement exprimé une forme d'injustice, - pourquoi moi ? pourquoi maintenant ? - celle que j'ai vu aussi dans les yeux d'Ivan Ilitch qui me fixaient lorsque je refermai les dernières pages du livre…
C'est la force de l'écriture de Léon Tolstoï que de nous inviter à côtoyer avec tant de grâce les vivants et les morts qui peuplent nos existences… C'est à eux que je pense ce soir en écrivant ces mots…

Cette nouvelle a été lue dans le cadre d'une lecture commune et je remercie mes compagnons de lecture, fidèles et nouveaux, dont les regards croisés ont été complémentaires et ont éclairé mes pas…
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