Citations sur Un tesson d'éternité (128)
J'ai fait ce que je devais faire, répond-elle enfin. J'ai fait ce que font toutes les mères, Leo. J'ai protégé mon enfant.
Tout est une lutte pour elle, chaque geste, chaque intention, comme si elle devait s’extraire de la glu d’une illusion.
Il semble à Anna que personne, absolument personne, ne prend la mesure de l’événement. Pas même cette femme qu’il lui faut appeler Maître et qui doit régler des urgences. Pas même Hugues, occupé à se préparer une tartine beurrée. Le monde vient de basculer, mais personne ne se presse, personne ne s’affole.
« Ils sont au bord d’un précipice, mais n’en voient pas la dimension. Ce qu’ils comprennent l’un et l’autre, c’est qu’ils n’ont plus aucun contrôle sur les évènements » (p.69)
Lors des obsèques, dans le cimetière déserté, Anna avait ressenti un immense soulagement en même temps qu'un profond chagrin. Ce n'était pas seulement sa mère que l'on enterrait, mais l'enfant et l'adolescente qu'elle avait été...
La vérité c'est qu'elle s'était faite pour eux. Ce n'était qu'une représentation supplémentaire dans le théâtre de son existence : elle s'appliquait à montrer aux autres ce qu'ils voulaient voir et cela fonctionnait. Il y avait un prix à payer bien sûr, c'était épuisant de se surveiller, de chercher constamment dans l'œil d'autrui la validation de ses efforts, épuisant de surmonter la crainte lancinante d'être rattrapée par le passé...
Elle a si souvent vu ce regard désemparé. Ce moment précis où les proches, les familles prennent conscience du point de bascule, ce moment où ils commencent à glisser, avalés par un monde inconnu. Cette seconde où ils comprennent que eux aussi entrent en détention, d'une certaine manière...
Il existait pourtant une troisième voix, celle qu'a empruntée Anna. Une voix étrange et folle, une piste creusée dans la jungle de l'oubli.
Anna s'est enfuie par une porte dérobée, invisible, et elle a survécu, car aucune torture n'est assez puissante pour vaincre celui qui n'est plus là.
D'où Anna venait, le monde n'était pas régi par des règles mais par la loi du plus fort, et le plus fort contrôlait par la peur. Les règles apparaissaient comme des balises sur son chemin, une rampe à laquelle elle pouvait se tenir pour grimper plus vite.
Léo a accepté tout cela parce que c'était l'ordre du monde, un monde dans lequel une place précise était assignée à chacun en fonction de sa position d'origine sur la grille sociale, il l'avait compris d'instinct, et aussi parce que les signaux qu'il recevait depuis son enfance lui indiquaient qu'il était déjà chanceux d'être assis à la table des plus grands que lui.