Il prétendait souffrir d’une rage de dents. La mère n’était pas dupe de “l’affreux Jojo”. ET ses larmes n’y pouvaient rien changer. Elle le renvoyait en pension avec sa rage dedans
Lorsque la menace du martinet était inopérante, elle avait coutume de l'enfermer dans le cagibi à bagages. Il marinait là, des heures, à se morfondre parmi les valises. Cruelle punition pour un aspirant voyageur.
Tous les enfants rêvent de faire le tour du monde. Maladie infantile dont les séquelles restent bénignes.
- Vous travaillez dans…?
- L’immobilier.
- L’immobile hier, bien entendu.
Les livres l'invitaient au voyage, les voyages à la lecture. Selon le bouquiniste du quai Conti, on devrait lire Kafka avant que de séjourner à Prague, Joyce à Dublin. Pour le rêveur d'Afrique, d'Asie, les passeurs étaient Leiris, Michaux, la collection « Terre humaine », Levi-Strauss. « Je hais les voyages et les explorateurs », l'incipit de Tristes Tropiques, avait de quoi dérouter. Quelquefois, un doute l'effleurait. Et si la littérature suffisait ?
Pénélope plutôt qu'Ulysse, il faisait et défaisait sans fin ses erratiques songeries. Procrastination ratatinante.
Tumulte du monde, monde tumultueux, le vacarme de ces espaces finis l'effrayait.
Leur mère avait, selon l'expression, "déclaré" un cancer. Ce fut une période fertile en déclarations : Laurence, ses orientations sexuelles ; Bertrand, l'impôt sur la fortune ; Bush, la guerre. Vu le contexte, Jérôme avait différé la déclaration qu'il pensait faire, un de ces jours , à une collègue affriolante de l'agence immobilière.
Ces derniers jours, à mesure que l'état de leur mère empirait il avait démoli accidentellement une série de tables, celle de sa kitchenette, une table roulante à l'hôpital, dans un café même. Des verres cassés, rien de plus banal. Mais des tables ? Il venait d'entrevoir le sens de la série noire : Mère-la table devait annoncer Père-Lachaise
Il avait dissimulé l'objet funéraire mais les enfants eurent tôt fait de découvrir le pot aux cendres et tentèrent de l'ouvrir. Ils répondaient aux prénoms de Sixte et Phyllis. Une fantaisie que Marie-Caroline avait regretté dès leur plus jeune âge. Lorsqu'ils tardaient à quitter le bac à sable, elle les appelait: Sixte, Phyllis! Les autres mères la fixaient avec stupeur. Les prénoms ainsi accolés sonnaient comme une maladie vénérienne.