« Puisqu’ Alzheimer a choisi d’élire domicile dans mes souvenirs, j’ai décidée d’être polie : j’ouvre la porte. On ne s’oppose pas à un hôte de cette envergure. »
Sur l'écran de mon portable un numéro inconnu s'est affiché. Je regrette que ma confiance instinctive n'ait pas pris le dessus. On peut toujours s'arranger après avec son répondeur.
Il était là face aux mots grillagés par la barrière des dents. Jacques m’a appris à désapprendre l’angoisse qui détricote le sommeil et tire le fil de la mémoire. Il défaisait sans relâche et sans même le savoir la toile des souvenirs où je me débattais comme un insecte. J’ai désappris le froid sous les ongles, la peau qui refuse, les cils barricades. Il ouvrait les rideaux et laissait partout entrer la lumière.
Notre histoire sentait le renfermé. Un comble pour des amants qui n’avaient connu aucun toit. Les hommes cloisonnent si bien qu’ils finissent par vous faire prendre la poussière. Il m’avait fallu le voyage pour me rendre à cette évidence.
Moi aussi, Nathan j’ai mes sillons et mes parcelles disparues trop tôt. Je signe un bail avec l’oubli, mais qui gardera la mémoire de mes biens, de mes compromis, de mes dédits ? Il ne reste déjà qu’un bien maigre territoire de mon passé. Tout file. Ton père est mort et tu es parti loin. À moins que ce soit moi qui n’aie jamais pu être proche.
Je ne veux surtout pas emporter mon secret. Mes vices cachés le sont au pli d’une ride mais les caresses de Jacques ne me lisent plus. Ton père avait de ces mains qui savent quand la peau braille d’avoir eu mal quelque part. Le corps qu’on n’aime plus se tait doucement.
Il est des femmes comme des pays lointains où s'abandonner. des femmes-oasis qui étanchent la soif. Des femmes auxquelles on se donne, qui apaisent et qui comblent. Elles avaient la volupté nue des modèles d'Ingres ou de Goya, de celles à qui on peut religieusement s'offrir
puisqu'elles ne sont elles mêmes qu'offrandes.
J’avais des cendres plein la gorge, plein les yeux, plein l’âme, à en étouffer. Je hurlais derrière un rideau de silence. Le monde continuait de tourner, refermait autour de moi l’obscure parenthèse, et moi je m’y couchais de tout mon long, comme dans un linceul, pour oublier qu’un jour il faudrait de nouveau me tenir debout.
Personne n’enseigne à regarder la vie qui s’efface. Alors on fait comme on peut. Certains parlent et parlent encore, font tourner sans relâche des mots dans l’air que l’autre respire à peine, tout replié dans son fauteuil qui commence déjà à l’engloutir. Ceux-là meublent et détournent les yeux. Ils se racontent des histoires à eux-mêmes et occupent leur chagrin pour ne pas avoir à constater. Et à désespérer.
Dans la vraie vie, les femmes se défendaient beaucoup avant d’entrouvrir les bras, elles avaient le coeur corseté de peurs et de chagrins, et le silence n’était jamais de leur côté. Seule l’imagination avait creusé une entaille que le réel s’ingéniait à camoufler. On se contente de cet à-côté socialement admis qu’est le couple. On se frôle par segments de vie qui ont l’air de vouloir prendre la même direction. Et puisque autour tout le monde fait pareil, sous les édredons du confort où l’on s’endort de son côté du lit, on ne se raconte plus de conte de fées, on ne rêve plus de la rencontre évidente dont l’image s’oublie jusqu’à disparition dans les plis d’un quotidien délavé.
La maladie avait maintenant fait de ma mère une veille dame fugueuse, qui s’écorchait les jambes et les ongles à gratter à la porte de ses souvenirs et qui vérifiait vingt fois les poches de sa robe de chambre pour y retrouver sa mémoire. Mais les poches étaient vides.