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Critique de HordeDuContrevent


Eva, incarnation de la Colombie, souillée par la drogue, salie par les excès mais forte, courageuse, vaillante et soignante…blessée mais vivante. Ou la possibilité d'un paradis en enfer.

Le roman commence fort, très fort même : il s'ouvre en effet sur une scène dans laquelle une jeune femme, Eva, se vide de son sang au fond d'une barque qui dérive sur l'Orénoque, dans la jungle colombienne. La barque dérive lentement et la seule préoccupation de la jeune femme, à demi-consciente, est de savoir si les vautours dont elle voit le ballet macabre au-dessus de sa tête, attendront au moins sa mort avant de se jeter sur elle…La couverture, si sereine, semble d'un coup beaucoup plus angoissante…

Une entrée en matière déstabilisante, dès cet incipit, percutant. Pourtant le livre recèle une certaine lumière et est porteur d'espoir.
Eva et les bêtes sauvages, c'est tout d'abord la tentative de changer de vie. En venant dans la jungle, qui l'a fascine tant, la jeune femme, issu du milieu privilégié des villes, a décidé de mettre fin à sa vie de débauche à base de marijuana, d'alcool, de fêtes, de sexe débridé, de sexe tarifé. Car Eva était devenue une prostituée aux services très appréciés. Avec sa petite fille au prénom printanier, Abril, elle quitte la capitale Bogota, et offre ses services d'infirmière, sa formation de base, dans le dispensaire d'une petite ville de la jungle. On assiste à son adaptation, à sa fascination quasi amoureuse pour la jungle, à son sentiment d'être enfin à sa place malgré la dureté de sa fonction lorsque, pendant des semaines, elle part en mission pour apporter vivres et soins aux peuples autochtones, les indiens de l'ethnie Curripaco qui se meurent, acculés par la famine et les épidémies.
Eva et les bêtes sauvages, c'est ensuite une histoire d'amour, avec un homme, Ochoa, qui a dû lutter, longtemps, pour réussir à la conquérir, une histoire d'amour aussi avec sa petite Abril, petite fille primesautière qui comprend bien plus de choses que son âge ne laisse le supposer, comme souvent dans ce genre de pays où la vie n'est pas facile, même pour les enfants, surtout pour les enfants. Une histoire d'amitié enfin avec les femmes, notamment les prostituées, qui vivent par moment des choses terrifiantes, objets d'hommes aux instincts particulièrement primaires.
Pour narrer toutes ces facettes lumineuses, l'auteur colombien, Antonio Ungar, utilise une plume délicate, poétique à certains moments, par fulgurances, rendant les personnages très attachants. Pas immédiatement attachants, et c'est précisément un aspect que j'ai aimé, cette façon de savoir nous les rendre intéressants petit à petit.

« Il suffisait que les yeux compatissants et moqueurs des indigènes la regardent pour qu'elle se sente réconfortée, accompagnée soudain de la certitude que toute sa vie antérieure n'avait été qu'une grande erreur de perspective et que l'unique bonne idée qu'elle avait eue était d'aller vivre dans un endroit où les personnes remarquaient cette erreur fondamentale avant même qu'elle ouvre la bouche ».

Mais cette lumière est vite avalée par l'ombre des multiples bêtes sauvages tapies dans ce pays.
Déjà la jungle est un univers dangereux, dur, Eva sent qu'elle a beau être fascinée par elle, ce n'est pas son territoire, elle doit bien le reconnaitre, avec dépit et amertume, mais bien plus le territoire des multiples bêtes sauvages.
« Elle ne sait pas comment s'appellent les arbres, ni à quoi peuvent servir leurs feuilles et leurs écorces, quels reptiles sont venimeux et lesquels ne le sont pas, quels mammifères ni quels insectes on peut manger. Elle est, même si elle a tenté avec beaucoup de détermination ne pas l'être, un être humain de la ville. Dans son corps ne reste plus aucun vestige de cet ancêtre qui, il y a des centaines de milliers d'années, marchait dans les forêts en se croyant une bête parmi les autres ».

Ensuite, surtout, la jungle est loin d'être le refuge dont elle rêvait car elle est riche de ressources faisant l'objet de guerres de territoires incessantes entre les FARC, les narcotrafiquants, les guérilleros, et les paramilitaires, tous d'une sauvagerie impitoyable, prêts à piller, voler, violer, torturer, incendier sans état d'âme, terrifiant la population dont la vie est si fragile…Quand la rumeur d'un important filon d'or quelque part en amont du fleuve enfle et se répand, toutes ces factions armées vont accourir et semer la terreur, répandre le sang.

Eva s'est trouvée là au mouvais moment. Eva, une petite brindille, un petit bout de femme, dont le courage, la ténacité, la conscience professionnelle d'infirmière d'aller sauver coûte que coûte de la famine des peuples autochtones en pleine jungle, toutes ces qualités font bien peu de poids face à l'imbroglio sauvage et viril dans lequel elle se trouve, coincée dans cette escalade de la violence orchestrée par des hommes d'une cruauté incroyable faisant d'eux des bêtes sauvages.

Et Les bêtes sauvages ne sont pas en effet celles que nous croyons. Les serpents, les araignées, les moustiques, ou encore les démons d'Eva, ses addictions et ses basses inclinations, non les bêtes sauvages ce sont surtout et avant tout ces hommes sans foi ni loi, qui fondent les drames innombrables de l'histoire colombienne, notamment des années 1960 jusqu'à 2016. Une histoire particulièrement violente fondée sur la corruption, les trafics en tous genres, la dictature, l'impunité, le terrorisme, les inégalités entre riches et pauvres et entre Blancs et Indigènes. Ancrée sur une virilité abjecte qui écrase, domine, massacre et viole en toute impunité.

« Il avait pris plaisir à violer cette petite paysanne devant son père, à la tuer et à allumer le feu qui allait tout brûler. Contrairement aux faibles, il ne craignait pas d'employer la violence, il y prenait même du plaisir. Ce viol et ce meurtre l'avaient enfin rendu visible. D'abord aux yeux des paysans effrayés et des guérilleros cachés dans la brousse, mais surtout aux yeux de ses chefs, qui avaient enfin compris qu'ils avaient là un soldat intelligent et fort, doublé d'un guerrier qui aimait boire le sang de l'ennemi ».

Tous ces aspects, nombreux et complexes, sont appréhendés dans ce livre assez court, environ 160 pages, de sorte que cette facette sombre est décrite au moyen d'un style très nerveux, rapide, essoufflant légèrement le récit parfois, notamment lorsqu'il s'agit de scènes de guerre. Sans doute ce style direct, sans fioriture, presque clinique, est-il intelligemment mis service de la violence endémique décrite. L'utilisation de deux styles différents selon ce qui est narré est bien vue au final même si lors des scènes de guerre, j'avais davantage l'impression de lire des articles de journaux qu'un roman.


Entre reportage journalistique instructif et fable délicate sur la résilience, entre crudité choquante et poésie exotique, ce livre d'Antonio Ungar ajoute sa pierre singulière à l'édifice de la littérature colombienne qui a souvent pour thème les dysfonctionnements que vit ce pays. C'est un livre prenant dans lequel l'auteur nous plonge, tête la première, où on apprend plus en détail ce que nous savons déjà, tout en nous invitant à nous émouvoir avec l'amour, l'amitié, la sororité que vivent des personnages touchants, en prise avec un pays qui aura connu pas moins de cinquante-deux années de combat durant lesquels 7 134 000 personnes ont été déplacées, 983 000 personnes sont mortes et 166 000 personnes ont disparu. Une façon réussie d'entrelacer subtilement les petites destinées à la grande Histoire.


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