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Citations sur Eva et les bêtes sauvages (15)

La balle entra juste sous la clavicule, mais Eva ne ressentit aucune douleur. Elle entendit le bruit de la chair qui se déchirait, le bruit de son corps qui tombait au fond. Elle regarda son épaule et ne remarqua rien jusqu’à ce que sa poitrine et son dos commencent à s’imprégner. Elle se demanda si cela venait de l’eau stagnante du canoë, elle la trouva trop chaude. Elle réussit à soulever sa tête de quelques centimètres, juste assez, et la vue du sang et le choc de la douleur lui parvinrent en même temps.
(Incipit)
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La jungle avait toujours été un mystère pour Eva. D’abord, à l’école, un mystère fait de photographies et de mauvais films gringos. Ensuite, quand apparut la possibilité de tout laisser tomber pour s’en aller à ce port de nulle part, un autre mystère, un mystère innocent, enfantin, qui commença à se défaire tandis que le petit avion cherchait une piste dans cet univers sombre, plus vaste que n’importe quelle ville, sillonné par des rivières qui vues d’en haut avaient l’air noires et ondulantes comme de gigantesques serpents. Un mystère de conte pour enfants qui disparut complètement, douloureusement, quand la porte de l’avion s’ouvrit et que cette humidité odorante, chargée de bruits animaux, la frappa, littéralement, à l’estomac, la faisant presque s’asseoir de nouveau, comme si l’immensité de la jungle se trouvait tout entière dans la poussée de cette masse de chaleur et d’eau suspendue, lui disant qu’elle ne devait pas être là, que c’était mieux de remonter dans l’avion et foutre le camp.
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Vue depuis les curiaras [canoës traditionnels d'Amazonie], la culture, toute la culture, leur culture, devenait un mirage dont il ne valait pas la peine de garder mémoire. Evaporés dans la chaleur s'en allaient les bâtiments, les armes, les livres, les ponts, les ordinateurs, les musées, les sports, les drogues. Tout. La vraie sagesse, Eva commença à le croire, se trouvait dans l'absence de progrès. Les Curripacos, les Desana, les Puinaves [tribus indigènes de l'Orénoque] à qui elle rendait visite vivaient de la même manière depuis des millénaires. L'idée de changer ce que les pères avaient fait, de s'inventer une culture pour le plaisir de se l'inventer, ça n'existait pas. Les ressources étaient toujours les mêmes (l'eau, le soleil, les plantes, les animaux, une poignée de graines), et comme elles étaient toutes indispensables, l'existence ne consistait qu'à les utiliser du mieux possible.
Chaque soir, les hommes s'accroupissaient autour du feu et restaient un long moment silencieux, écoutant le crépitement du bois enflammé jusqu'à ce que quelqu'un raconte une anecdote qui lui était arrivée et que les autres racontent aussi les leurs. Et c'était tout. Les femmes faisaient la même chose dans les lieux de transformation du manioc et de la viande. Elles mentionnaient les petites différences entre un jour et l'autre. Et rien de plus.
Si cette existence était telle qu'elle semblait être (facile, agréable et heureuse), ça n'avait pas de sens de faire les efforts nécessaires pour inventer l'écriture, la science, la technologie, l'art, la guerre. C'est pourquoi les peuples de la jungle considéraient les Blancs avec un mélange de peur, de compassion et de dérision. Tous. Y compris les infirmières. La maladie faisait partie de la réalité et entre être de ce côté-ci de la matière ou de l'autre côté, celui du mystère, cela ne faisait pas une grande différence. La réalité des morts était toujours aussi présente que celle des vivants. Il en avait toujours été ainsi, avant que les guérisseurs indigènes n'existent et avant que les médecins blancs n'arrivent avec leurs petites fioles, et il en serait toujours ainsi, jusqu'à ce que la jungle disparaisse et avec elle ses habitants.
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Il n’y avait ni manioc ni poisson, ni viande, et les femmes se déplaçaient parce qu’elles le pouvaient encore, pour supporter le cauchemar, comme de lentes déments (comme des fantômes de démentes sur le point de disparaître dans l’obscurité de la jungle).
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Dès la première sortie [dans la jungle], elle comprit que la prise de conscience de l'inconvenance absolue de son existence et de celle de sa civilisation n'était pas une tragédie mais la seule occasion de laisser derrière elle tout le pesant fatras qui la lestait depuis des années, l'écrasait contre le sol.
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Sur une barque à la dérive, au fin fond de la jungle de l’Orénoque, Eva se vide de son sang. Dans le sommeil de son agonie, elle se demande si elle atteindra jamais une rive vivante, si son corps sera livré aux bêtes sauvages. Et si elle parviendra à éviter pareil destin à son enfant.
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De 1964 jusqu'en 2016 le guérilla communiste Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes (FARC) a livré une guerre brutale contre les forces de l'Etat colombien. A partir des années quatre-vingts des factions principales de l'armée nationale se sont alliées aux armées paramilitaires d'extrême droite, financées par de grands groupes économiqies, légaux comme illégaux. La guérilla a elle même usé du séquestre, du narcotrafic et du vol de l'essence, entre autres. L'extraction minière, légale et illégale. a servi de combustible efficace pour les deux bandes. Le résultat de ces cinquante-deux ans de combats fut 7.134.000 déplacés, 983.000 morts et 166.000 disparus. Le 26 septembre 2016 un accord de paix a été conclu. Les groupes qui investirent leur argent dans la guerre et le système politique qui la promut sont intacts.
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A quarante ans, et sans faire aucun acte politique, il fut élu gouverneur du Guainia grâce à la campagne paramilitaire. Le vote ou le plomb. Dès lors, associé aux narcotraficants mineurs et protégé par l'Etat, il avait déclenché une guerre sans précédent et réussi à coincer la guérilla dans les forêts du sud (...)
p. 82
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Il avait passé quatre mois dans ce port et vivait maintenant à Manaos, dans l'Amazonie brésilienne. Au milieu d'une phrase, Eva sentit que, comme dans une télénovela, son destin se manifestait à ce moment là. Peut-être que ce qui pouvait la guérir de l'ennui de Bogota, de ce vide qui ne se remplissait avec rien, de ce froid qui la dévorait de l'intérieur, c'était la forêt.
(Traduction libre du contributeur, p. 55)
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Pour Eva, le regard que les indigènes posaient sur elle était la preuve qu’elle s’était trompée toute sa vie, mais aussi la preuve qu’elle pouvait encore apprendre, corriger ses erreurs, laisser derrière elle la peur qui animait chacun de ses actes (peur de l’immobilité, du silence, du vide qui se cachait derrière tout ce qui était solide). Il suffisait que les yeux compatissants et moqueurs des indigènes la regardent pour qu’elle se sente réconfortée, accompagnée soudain de la certitude que toute sa vie antérieure n’avait été qu’une grande erreur de perspective et que l’unique bonne idée qu’elle avait eue était d’aller vivre dans un endroit où les personnes remarquaient cette erreur fondamentale avant même qu’elle ouvre la bouche.
Outre le plaisir que lui donnaient ses rencontres avec les indigènes, elle développa une dépendance physique, bien plus forte que celle de la drogue, à la jungle elle-même. Au silence blotti derrière tous ses bruits la nuit, au mystère tapi dans sa sombre humidité, à l’absence de mystère en chacun des êtres vivants qui la peuplaient. Jamais elle ne ferait partie de ce monde, elle le savait bien, mais elle ne pouvait plus désormais être heureuse en ville. Dès la première sortie, elle comprit que la prise de conscience de l’inconvenance absolue de son existence et de celle de sa civilisation n’était pas une tragédie, mais la seule occasion de laisser derrière elle tout le pesant fatras qui la lestait depuis des années, l’écrasait contre le sol.
Dans la jungle, qui elle était n’importait pas, ni d’où elle venait, ni ce qu’elle avait possédé avant d’arriver. Ce qu’elle faisait ou ne faisait pas sous ces arbres n’avait pas non plus d’importance. Elle pouvait mourir, et la jungle s’en foutrait. Elle pouvait guérir trente personnes sans que cela modifie d’un iota le poids absolu de la manigua. Elle pouvait avoir des convictions politiques, des principes moraux, des souvenirs, une personnalité, des intérêts, des désirs, mais pour la jungle, elle n’était qu’un être minuscule qui respirait. Un être de plus, plus vulnérable que les autres.
p 60
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