Citations sur Au risque de se perdre (14)
Les loyers bon marché attirent une certaine clientèle. Je vivais en compagnie d'hommes vieillissants sans emploi fixe, qui erraient parmi les ruines de leur vie, dans un étrange crépuscule perpétuel, un relent de graisse de bacon et de sueur qui perçait sous l'odeur de talc. Les morts en sursis : c'était le surnom que je leur avais donné.
Aux États-Unis, le roman policier est la voix de l'immigrant, de l'opprimé, du mec tout en bas de l'échelle sociale. Et croyez-moi, il y a tant d'échelons sur cette putain de terre de la liberté qu'on se croirait plutôt sur un escalier de secours qui descend droit en enfer...
[...] après quelques années dans la presse musicale, je ne me berçais guère d'illusions : tous les petits groupes qui nous remerciaient de notre soutien quand ils étaient d'obscurs inconnus se jetaient dans les bras de notre pire ennemi dès qu'ils flairaient l'odeur des billets. [...]
La célébrité leur montait toujours à la tête au début. La plupart en revenaient.
(p. 30)
Tout est plus grand en Amérique. Vous avez Hollywood, la pègre, et, ainsi que Luther le faisait remarquer si justement, un pays tout entier bâti sur l'esclavage, la prohibition, le racket et le trafic d'alcool. Ici, nous avons de vieilles baraques à la campagne avec des cadavres plein les placards, des stations balnéaires fanées et les vestiges d'un empire sur lequel le soleil a fini par se coucher. Nos flics sont de frêles vieilles dames qui enquêtent comme on résout des mots croisés. Les assassins sont au pire des employés de bureau frustrés, au mieux des acteurs ratés - mais certainement pas de ceux qu'aurait choisi Howard Hughes.
La réussite est la plus douce des revanches, je l'ai toujours pensé...
En revanche, il détestait King's Cross, le quartier qui s'étendait devant lui. C'était Sodome. L'enfer sur terre. Une porte avait dû s'ouvrir ici, déversant son lot de pervers et dépravés. Les putes, les maquereaux et la racaille camée déferlaient dans les rues crasseuses à grand renfort de bourrades et de vociférations ; frissonnants et transpirants, ils rasaient les devantures clinquantes en face de la station de métro et se répandaient dans les boyaux cancéreux environnants. La puanteur infecte de King's Cross accompagnait sa lente et solitaire progression le long de York Way.
Aux yeux des autres habitants du village, la famille de Barjo ne valait pas mieux que les porcs. Ils étaient la lie de la création.
La caravane abritait une véritable collection de monstres de foire, fruits des coucheries d'un soir de la mère [alcoolo et toxico] qui s'était tapé tous les motards, les gitans et les ivrognes du bled. Ceux des enfants qui n'étaient pas dégénérés étaient d'une cruauté machiavélique.
Everill [l'auteur du roman] me faisait penser à un Harry Crews ou à une Flannery O'Connor qui se seraient égarés sous des climats plus froids - et plus familiers.
Au fin fond du pays de Galles.
L'aîné était de loin le plus abruti et le plus violent de la fratrie. On l'appelait Cogneur et, quand il ne tentait pas de copuler avec les poules, il terrorisait ses cadets à grand renfort de beignes et de torgnoles. Quand la volaille venait à manquer, il se rabattait sur ses deux petites soeurs : Mary, qui avait pour toute possession une bible, et Mong, totalement aphasique, qui ne savait que baver et renfiler.
[...] La mère n'était qu'un fantôme, trop bourrée, trop nase ou trop défoncée à l'arrière de la caravane pour offrir une quelconque protection à ses enfants.
(p. 46-47)
La lumière crue du plafonnier ne le gênait pas, au contraire. Il ne voulait pas en perdre une miette. Comme s'il mettait en scène un scénario, un tableau vivant. Pas une partie de jambes en l'air improvisée, mais une oeuvre qu'il chorégraphiait. Il me manipulait au lieu de me laisser bouger. M'immobilisait pour mieux visiter chaque recoin et chaque repli de mon anatomie.
Ses baisers ; sa langue épaisse et avide dans ma bouche ; ses doigts qui m'explorent, durs et impatients. Il s'arrête. S'assoit. Regarde. Réarrange. Choisit l'angle de mes jambes, s'introduit. Pilonne, s'arrête. Regarde. Réarrange.
Ça dure des heures, et bientôt ce n'est plus qu'une étrange performance artistique, totalement mécanique. Rien à voir avec l'union de deux êtres désireux de partager un peu de chaleur. Alors, pour masquer l'anormalité de la situation, il répète :
- Putain, que t'es belle. Je n'ai jamais vu de femme aussi belle. Je te trouve incroyable. Merde, t'es incroyable !
Moi, j'ai l'impression d'observer, de ne pas réellement participer. Je ne sais pas ce que je ressens. Je ne ressens plus rien. Je me dis : quand est-ce que je vais pouvoir dormir. Qu'on en finisse.
Enfin, à l'approche de l'aube, tandis qu'il se démène comme s'il voulait me faire passer à travers le mur, il jouit en hurlant. Marmonne encore : « Putain que t'es belle » et s'écroule sur moi.
S'endort, la main dans mes cheveux.
Moi, le corps meurtri, écoeurée, je me demande : pourquoi est-ce que j'ai fait ça ?
(p. 244-245)
Transcrire une interview est une tâche étrange. Souvent, les interviews dont on sort tremblant d'excitation se révèlent au final insignifiants, une succession d'occasions manquées. On se rend compte que, aveuglé par ses idées préconçues, on a négligé des allusions qui auraient pu servir à orienter la discussion vers des sujets plus intéressants. Pire, on a coupé la parole à son interlocuteur au moment où il s'apprêtait à dire quelque chose de réellement important. A linverse, les conversations qui, sur le coup, semblent poussives, voire carrément ennuyeuses, recèlent parfois des gemmes, et, à la réécoute, on découvre qu'on a mis le doigt sur un point crucial.
Il vivait dans un appartement spacieux et confortable à Primrose Hill, un quartier pittoresque, étroitement lié à l'histoire de la littérature. Rimbaud et Verlaine y avaient vécu, puis Sylvia Plath et Ted Hugues. Tous les poètes maudits avaient aimé, lutté, et s'étaient biturés ici.
(p. 197-198)