Nous sommes ceux que personne n’attendait.
Miracle, anomalie, fruit du hasard… Bien des mots ont été prononcés, utilisés pour qualifier notre venue en ce monde – du moins quand vous vous êtes enfin rendu compte de notre présence.
Longtemps nous nous sommes cachés dans le brouillard persistant qui embrumait ce siècle de fer et d’acier. Des silhouettes floues entraperçues l’espace d’un instant avant de disparaître. Le temps de fixer votre regard, de tourner la tête en notre direction, il était trop tard.
Toutes les luttes de notre histoire ont commencé par là, n’est-ce pas ? Cela n’a jamais découragé les esprits déterminés à faire entendre leur voix, d’aller à contre-courant. D’oser affirmer le contraire. De rassembler, de mener des protestations, des manifestations, des sittings. Jusqu’à ce que l’on reconnaisse enfin qu’ils avaient raison !
Bien des histoires ont couru sur l’origine de Ferenusia, mais le principe est resté le même – des hommes, des femmes qui nous avaient rencontrés, avec qui nous avions collaboré, et qui, face aux Outrepasseurs, disaient non.
Non à l’oubli.
Non à l’abandon.
Oui à la solidarité.
Une main tendue vers nous, Ferreux.
Un réseau de résistance, d’entraide, de soutien, d’écoute aussi. Des portes qui s’ouvraient devant nous, des mains qui pansaient nos blessures, des esprits à qui transmettre notre histoire.
On évoqua même un sanctuaire, une ville où nous pourrions tous nous réfugier.
Le prix à payer pour ces rêves fut très élevé.
[…]
Ferenusia tint bon – du moins un temps.
Suffisamment longtemps pour préserver notre héritage, mettre à l’abri nos créations, conserver nos noms dans des registres.
Quand j’y pense, je vous en suis reconnaissant.
À cette heure, les siens devaient dormir, se moquant bien des célébrations entourant le Nouvel An. Une fête qui ne représentait rien pour eux. Ils avaient joué la comédie pour faire plaisir à Smokey, levant leurs coupes, partageant son hilarité nourrie par l’alcool. Ils s’étaient complus à lui faire oublier, à celle qui n’osait plus évoquer son héritage, qu’ils n’étaient pas humains. Qu’ils ne le seraient jamais.
Longtemps nous avons été invisibles, jouissant de notre liberté avant que celle-ci ne nous soit prise, ravie, confisquée tel un trésor sous la patte d'un dragon.
Nous sommes devenus esclaves.
Enfermés à double tour, petites mains travaillant dans l'ombre têtes penchées sur les établis, dans des ateliers dont vous ne soupçonniez même pas l'existance.
Ce objets qui vous sont devenus si chers, si indispensables dans votre quotidien, vous êtes-vous déjà demandé d'où ils provenaient ?
Qui les avait conçus, façonnés, qui les avait soumis à une ultime vérification avant qu'ils n'arrivent entre vos doigts ?
Naturellement, vous pensez aux grandes chaînes de montage automatisées, à ces robots ultra performants qui ont peu à peu sapé l'utilité de ouvrier dans les grands ateliers des multinationales.
Vous n'avez pas tout à fait tord.
Mais, face à ces images modernes, ces emblèmes technologiques, il existe un autre univers, celui du silence sourd, oppressant, celui qui ne laisse percer aucun son, qui a étouffé si longtemps nos cris.
L'univers des Ferreux.