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Critique de zenzibar


Fabienne Verdier, « pinceau pensant », est une artiste peintre française née en 1962, créatrice d'oeuvres d'art contemporain.
Elle excelle notamment dans des grandes fresques colorées emplies de traits et formes dépouillés. Elle réalise ses oeuvres avec des pinceaux géants qui doivent être actionnés, debout ; une énergie et surtout une dextérité incroyable pour maîtriser un pinceau et une quantité d'eau en réserve de soixante litres voire davantage.

Pour une contemplation de créations plus « classiques », on peut (re)découvrir le magnifique « petit » livre de François Cheng « Poésie chinoise », un trésor d'extraits de poésies Tang sélectionnées et ornementées de calligraphies de FV. Impossible de ne pas être sidéré par les traits qui allient l'élan et la souplesse du bambou, la floraison du lotus, le tout avec un sens époustouflant de l'équilibre, de la symétrie. La représentation de « la montagne » retracée, si on se réfère à la forme « standard » en trident, prend ainsi une autre dimension, plus de hauteur si j'ose dire, soulevée par la grâce. Après avoir contemplé a minima ces calligraphies, elles ne vous lâchent plus ; en particulier je me sens particulièrement en correspondance avec la représentation de « montagne vide ».

FV se désigne comme une « passagère du silence », cultivant la calligraphie, son art de vivre, adossé à une maîtrise technique mais d'abord et surtout irrigué par un état d'esprit.

Ce livre « Passagère du silence » est une autobiographie qui relate la construction de l'univers artistique et humain de l'auteure ; il offre une densité incroyable. Chaque page sollicite le lecteur en profondeur ; il s'agit en fait d'un trois en un. Dans ce livre, outre le propos directement lié à l'univers le plus intime de l'auteure, la sensation de lire, par séquences intercalées, une oeuvre de François Cheng et d'Alexandra David Neel.
L'auteure a eu très précocement le projet de devenir peintre et de vivre de son art. Elle commence des études de « Beaux Arts » à Toulouse, où rapidement elle se rebelle en réaction au contenu et à l'esprit de l'enseignement. Parallèlement, elle découvre la calligraphie occidentale et une sorte de flagrance la gagne.
Elle obtient une bourse qui lui permet d'entreprendre des études d'apprentissage de la peinture en Chine à Chongqing dans un établissement d'études supérieures dans le Sichuan, dans la partie occidentale au nord du Yunnan, beaucoup plus proche du Tibet que des zones plus « ouvertes » de Pékin ou de la côte Pacifique.

Sa quête commence par une série de catastrophes. D'abord, en transit au Pakistan, la jeune femme est victime d'une agression sexuelle dans des conditions sordides. Ensuite à Chongqing, seule occidentale étudiante, elle est sous haute surveillance mise sous un régime quasi carcéral dans des conditions matérielles indigentes. Dans son austère pièce attribuée, elle réalise pourtant qu'elle bénéficie sur ce point d'un privilège par rapport aux étudiants chinois affectés dans des dortoirs collectifs spartiates. Et, la cerise sur le gâteau, c'est le fait de se retrouver en cours, face à face avec le buste en plâtre de Beethoven à dessiner ! Un exil à des milliers de kms pour retrouver tout ce que, d'un point de vue artistique elle fuit ! Où sont les poètes peintres dépositaires de l'art millénaire chinois, comme celui épanoui dans son livre de Shi Tao, qui sera son guide de survie pendant ces années de pauvreté et de grande solitude ?
Mais nous sommes en 1983. Si Mao est mort en 1976, on sait que la révolution culturelle a fait rage auparavant et que toute la culture millénaire a été considérée comme contre révolutionnaire. Des persécutions, des massacres ont été commis à l'encontre de tous ceux qui étaient liés à la culture traditionnelle. En réalité, tout le monde dénonçait tout le monde dans une hystérie et un fanatisme atroces, y compris au sein des familles.
Par un affreux parallélisme, il y avait eu un précédent à l'identique avec le premier empereur de l'histoire chinoise de l'éphémère dynastie Qin érigée en vainqueur des royaumes combattants. Mao fut la réincarnation de ce despote Shihuangdi qui voulut lui aussi dèjà faire table rase du passé. En -213 furent ordonnées la destruction des livres et la persécution et le massacre des léttrés. Seuls les ouvrages utilitaires et du taoïsme, dont le classique Tao Te King furent épargnés. Heureusement, des exemplaires des ouvrages condamnés furent dissimulés et échappèrent à l'autodafé.

De même, en 1983 des rescapés de la folie humaine, traumatisés, survivants dans l'ombre, des calligraphes, des peintres essayaient de reprendre leur souffle.

C'est ainsi que FV réussit à entrer en contact avec celui qui allait devenir son maître, Huang Yuan. Mais la partie est loin d'être gagnée. Plusieurs mois d'abnégation, d'exercices remis au quotidien sont nécessaires ; le maître finit par accepter d'enseigner, convaincu de l'authenticité de la requête singulière de la jeune française, dans le contexte de l'époque.
Et le plus dur commence ; tracer encore et encore des « bâtons », pour une maîtrise technique mais surtout pour donner une âme aux traits. A cet effet, il est aussi indispensable de s'initier aux oeuvres de sagesse chinoise. La peinture n'est pas la « recherche du beau » mais un souffle doit l'animer. On ne recherche pas la dextérité en soi comme en Occident, la maladresse, le raté ont bien plus d'importance que les effets clinquants. C'est ainsi que certains traits des calligraphies dont je parlais en ouverture, peuvent paraître incomplets, mal segmentés telles des herbes folles, pourtant ces « imperfections » forment un tout magnifique, presque comme si la moindre irrégularité faisait partie d'une esquisse préétablie.

FV travaille très dur, dans la pauvreté mais avec feu et son nom prend corps et âme ; en chinois :

-fa, la régle naissante dans la recherche de la voie,
-bi, l'étude comparative,
-enne, la bonté la générosité.

Au cours de ces dix années en Chine, mille péripéties ont accompagné FV, dont chacune ou presque aurait pu être fatale. L'auteure est une vraie survivante.

En définitive, après « avoir fait ses gammes » l'essence-ciel lui est révélée au fil de ses marches en très haute altitude, au Tibet, lors de périple organisé par son établissement d'enseignement avec d'autres étudiants. Cette véritable illumination est aussi suscitée par son maitre qui initie une quête sur le Mont Emei, montagne sacrée bouddhiste dans la Sichuan, qui fut aussi un haut lieu taoïste. Là, dans l'alternance du silence de la marche et du dialogue avec le maître, dans l'atmosphère des rencontres dans les monastères perchés, tout son être s'éveille. Dans cet univers, en dépit de la dureté des conditions de vie, le risque est grand de ne plus « redescendre », mais ce n'est pas la destinée de FV.

Elle achève son cursus, dans les convulsions des évènements de 1989, métamorphosée intérieurement et mure pour faire épanouir sa sensibilité et son talent. Mais cette richesse se conjugue avec une extrême pauvreté matérielle, elle se qualifie de « clocharde céleste ». Elle doit composer en offrant ses services à l'ambassade de France à Pékin. Elle y sera pendant trois années attachée culturelle. Cette fonction lui permet de compléter son apprentissage en rencontrant des maîtres ; elle s'efforce aussi avec les maigres moyens mis à sa disposition d'aider les peintres chinois en difficulté.
Elle se doit de reprendre ses pinceaux comme son maître lui en fait injonction ; un énième souci de santé précipite sa réorientation, loin de l‘Orient, en lui imposant pour sa survie de rentrer en Occident.

Évidemment, lorsque l'on découvre les oeuvres exposées les plus récentes, difficile de ne pas se dire que le souffle du Mont Emei est resté sur le seuil de la galerie, que nous sommes plus proches de Miro que de Shi Tao ..J'ai ma petite idée, mais les clés sont sans doute dans les autres livres que je n'ai pas lus.

Quoiqu'il en soit, « Passagère du silence » est un livre exceptionnel d'une femme exceptionnelle.

Pour avoir le plaisir d'entendre la belle voix (et la voie) de FV, on peut se référer à une interview avec de superbes photos dans la regrettée revue Ultraïa (n°15 avril-juin 2018) et une série d'émissions radio également avec la participation de FV https://www.franceculture.fr/emissions/series/fabienne-verdier-lenergie-en-peinture
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