Les viols de l'ex-Yougoslavie posent le problème historique d'un déferlement de la violence extrême dans un monde où se sont multipliés les signe d'une atténuation des violences. Désastre d'autant plus "stupéfiant" que ce "comble de la cruauté absolue" a été programmé : "Le fondement d'une telle furie haineuse a été analysé." Rien de directement sexuel ni même de directement pulsionnel dans ces viols qui, en visant les femmes adverses, visent le groupe et le sang. La haine a été construite, patiemment élaborée par une propagande définissant d'abord l'adversaire comme tel, l'accusant d'avoir commis les premiers crimes pour mieux l'avilir et le déshumaniser. D'où cette présence d'une "paranoïa collective qui débouche sur une inversion des valeurs et un effondrement moral généralisé", ces viols faits pour atteindre très spécifiquement l'identité d'un groupe, "l'arbre de la filiation" comme le dit Véronique Nahoum-Grappe. Signes qu'une communauté peut encore basculer dans l'horreur, le sadisme bestial prospérer "chez certains individus dans des situations de violence générale."
La dénonciation immédiate, plus détaillée que jamais, la rupture historique qu'elle illustre sont alors de si peu de poids si elles demeurent impuissantes face à l'atrocité comme ce fut le cas pour la tragédie yougoslave. Le déchainement possible de haines collectives jusqu'à l'usage politique de la cruauté n'est à coup sur pas aujourd'hui endigué.
Chacun peut éprouver l'irrésistible nécessité de commettre quelque acte "bizarre", il peut reconnaitre le poids de forces intérieures, celles qui l'emportent malgré sa lucidité : ces impulsions irrésistibles largement partagées, même si toutes, à l'évidence, ne conduisent pas à l'acte criminel. La "grande découverte", identifiée par Agnès Pierron dans "les peurs de la Belle Époque", est bien que "les monstres ne sont pas en dehors de nous mais en nous." Expérience totalement inédite, faite d'une perte "du privilège de la conscience" dont Marcel Gauchet a suivi l'histoire au XIXe siècle, cette lente reconnaissance d'implacables contraintes intimes, la caractéristique toute particulière des sociétés démocratiques : "L'homme délié de l’assujettissement au collectif est l'homme qui va devoir se découvrir intérieurement asservi." Davantage d'autonomie sans doute, davantage d'initiative, mais une perception plus aiguë des aléas intérieurs : cette reconnaissance d'impulsions incontrôlables que le recensement de perversions sexuelles révèle à la fin du XIXe siècle. Il fallait une plus grande liberté envers la communauté, une plus grande appartenance à soi pour que s'imposent aussi fortement tensions intérieures et contraintes intimes. Il fallait un moindre poids du collectif et de ses contraintes indiscutées pour qu'attention à soi et attention au criminel puissent parallèlement se transformer.