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Critique de Polomarco


Passionnant.
Albert Camus et la guerre d'Algérie : deux histoires tragiques, la seconde alimentant la première. L'ouvrage est en effet le récit d'un véritable écartèlement. Enfant des quartiers pauvres d'Alger, devenu philosophe, Albert Camus est écartelé entre d'une part son attachement à la terre qui l'a vu naître, et d'autre part son humanisme qui l'a conduit, dès 1939, à dénoncer la misère de la Kabylie, et à refuser le statu quo en Algérie. Lui qui, ébloui par le site des ruines romaines de Tipasa, sur fond de mer et de ciel bleus, a magnifié les noces de l'homme et de la nature, est horrifié par celles, sanglantes, du terrorisme et de la répression (page 116). Il va donc, tout au long du conflit, imaginer une troisième voie qui préserve les intérêts des deux communautés : le troisième tome de ses Chroniques algériennes, qui paraissent peu après le 13 mai 1958, en définissent le cadre. Ses efforts seront vains, mais non pas absurdes comme l'illustre le mythe de Sisyphe. L'ouvrage d'Alain Vircondelet met ainsi en évidence combien les efforts d'Albert Camus vont solliciter son énergie, au point de miner sa santé et d'affecter son équilibre conjugal.

On en tirera un plus grand profit, si on a pu lire au préalable le chef-d'oeuvre posthume d'Albert Camus, le premier homme, que domine la figure de sa mère, et auquel l'auteur fait référence tout au long du récit. Orphelin de père, Albert Camus voue en effet un amour inconditionnel à sa mère. Sa mère, qui vit sur place, devient le symbole de toutes les mères d'Algérie, dont certaines payent le prix fort de la haine et du fanatisme. "Dans son for intérieur, Camus pense à sa mère : elle aurait pu, elle aussi, innocente passante dans la rue, se trouver face aux tueurs" (page 97). Elle survivra pourtant de quelques mois à son fils, s'éteignant le 20 septembre 1960. Mais son prénom perdurera avec la fille d'Albert Camus, aussi appelée Catherine...

Entre la rébellion et la répression, Albert Camus va chercher à tracer un chemin étroit. Il condamne la répression de toutes ses forces, mais place toujours avant elle "les débordements de la rébellion". Il dénonce ainsi la "gauche femelle", celle qui se couche aux pieds de la rébellion (pages 115-116). "Les indignations de ceux qui font la guerre depuis Saint-Germain-des-Prés, bien calés dans les banquettes de velours ou de moleskine de Lipp ou des Deux Magots" le conduisent donc à mépriser ces combattants de salon (page 176).
En parallèle, et à l'inverse, il refuse de signer l'appel de Jacques Soustelle, qui crée en mars 1956 l'Union pour le Salut et le Renouveau de l'Algérie Française (USRAF). Dans l'ombre, il intervient fréquemment en faveur de prisonniers Arabes internés en Algérie, ou pire, condamnés à mort. Car, à cette époque, l'Algérie se compose de trois départements, Oran, Alger et Constantine, non pas d'outre-mer, mais bien partie intégrante de la France. Les attentats sont donc passibles de la peine de mort et la guillotine fonctionne à plein régime (cf. François Mitterrand et la guerre d'Algérie). C'est à ce titre qu'hostile à la peine de mort, Albert Camus publie en 1957 ses Réflexions sur la peine capitale, qu'il co-signe avec Arthur Koestler.

Sa vision n'est que de relier les hommes entre eux et d'assurer une protection absolue aux civils. "Aucune cause ne justifie la mort de l'innocent" (page 122). Une trêve s'impose donc à lui. Mais il est sommé de choisir son camp, ce qu'il ne fera pas. Dès lors, les pieds-noirs ne le reconnaissent plus comme l'un des leurs. D'ailleurs, il n'utilise pas l'expression "pied-noir". Il parle des Arabes, jamais des Algériens, car l'Algérie n'est pas une nation et n'a donc pas de nationaux (page 119). Il ne parle pas de colonisation ou d'indépendance, il parle de la terre chère à son coeur. Peu à peu, il s'isole et se tait. Il peut compter sur un ami fidèle, le poète de l'Isle-sur-la-Sorgue, René Char. Il joue surtout de ses talents de séducteur, qui s'exercent notamment dans le cadre du théâtre, et qui révèlent en creux une vraie instabilité amoureuse. A l'actrice Maria Casarès, rencontrée en 1944 et devenue sa maîtresse (cf. Correspondance (1944-1959) : Albert Camus / Maria Casarès), il ajoute à son "tableau de chasse" l'actrice Catherine Sellers en avril 1956, le mannequin danois Mette Ivers en février 1957, et la liste n'est pas close. La culpabilité qu'il ressent à l'égard de Francine, sa femme, se double de la difficulté de ménager les jalousies réciproques de ses admiratrices. Comme si le conflit armé n'était pas suffisant et qu'il fallait en ajouter un second, amoureux...

En plein désarroi affectif, et sceptique sur le résultat de ses efforts de paix, Albert Camus publie en 1957 L'exil et le royaume, dont le titre révélateur reflète "la douleur secrète du manque et l'aspiration à l'idéal" (page 172). le 16 octobre, il apprend qu'il vient d'obtenir le Prix Nobel de littérature. A Stockholm, le 12 décembre, il accepte un débat avec les étudiants suédois, nourris de l'air du temps. Pris à partie, il argumente sa position et prononce la phrase désormais célèbre : "J'ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s'exerce aveuglément dans les rues d'Alger, par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice" (page 197). Avec la somme perçue au titre du prix Nobel, il acquiert une magnanerie à Lourmarin dans le Lubéron, près de son ami René Char. Cette maison sera pour lui, l'homme des deux rives de la Méditerranée, à la fois l'exil et le royaume...
Et c'est de Lourmarin, le 4 janvier 1960, qu'il entamera son ultime et funeste voyage. Il ne connaîtra pas l'issue de la guerre.

Albert Camus et la guerre d'Algérie : un récit émouvant qui rend Albert Camus attachant et qui donne envie d'approfondir son oeuvre, à laquelle il constitue une superbe introduction. Je conclurai par une citation de Jean Daniel, qui résume bien le drame d'Albert Camus : que devient une patrie quand elle cesse de l'être ?

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