Mon coloc n'était pas un sale type, pas une mauvaise personne, même s'il s'est révélé incapable de jouer plus de trois ou quatre vrais morceaux à la guitare, il les jouait en boucle, et il rationalisait son business de drogue sans vergogne pour en faire une forme de rébellion sociale et non du capitalisme pur et simple, et déjà sur le moment je savais qu'il se conformait parfaitement aux prétendus standards de l'anticonformisme de la fin des années soixante-dix, et parfois je le prenait de haut. Je l'ai peut-être un petit peu méprisé. Comme si moi j'étais sans reproches, évidemment -- mais ce genre de projection et de transfert arrogant faisait partie de l'hypocrisie nihiliste de cette période.
C'est la clé de la vie moderne. Si vous êtes immunisé contre l'ennui, absolument rien ne vous sera impossible.
A votre avis, si on a beaucoup plus de facilités à discuter avec une personne qu'on connaît déjà bien plutôt qu'avec une personne qu'on ne connaît pas du tout, est-ce que c'est surtout à cause de toutes les informations déjà partagées par deux personnes qui se connaissent bien, ou peut-être parce que les gens qu'on connaît déjà bien et qu'on sait nous connaître bien sont les seuls avec lesquels on échappe au processus mental gênant qui consiste à soumettre tout ce qu'on voudrait dire ou mettre sur le tapis dans le cadre d'une conversation légère à une analyse ou une évaluation critique malaisée qui se débrouille pour que tout ce qu'on voudrait se proposer de dire à l'autre paraisse plat ou bête ou banal ou au contraire peut-être trop personnel ou susceptible de créer de la tension ?
Peut-être l'ennui est-il associé à la douleur psychique car ce qui est ennuyeux ou opaque ne se révèle pas assez stimulant pour distraire les gens d'une autre de douleur, plus profonde, toujours présente ne serait-ce qu'en bruit de fond, et que la plupart d'entre nous emploient presque tout le temps et leur énergie à tenter de ne pas éprouver, ou en tout cas ne pas éprouver directement ou sciemment.
Quoi qu’il en soit, à ce stade deux autres pré-recrues nous avaient rejoints dans le bureau, je me souviens que l’un d’eux avait une combinaison de ski bariolée et le front bas, assez protubérant. L’autre, plus vieux, avait rafistolé la semelle de ses baskets défoncées avec du gros scotch et il grelottait mais ça n’avait pas l’air lié à la température, il m’a fait l’effet d’un nécessiteux ou d’un sans-abri plutôt que d’un véritable candidat.
Tout va se jouer dans le monde de l'image. Il y aura un consensus politique incroyable autour du besoin d'échapper à l'enfermement et à la rigidité du conformisme, du monde mort des bilans et des bureaux éclairés au néon, de l'obligation de porter une cravate et d'écouter de la musique d'ascenseur, mais les entreprises réussiront à présenter des modes de consommation comme des moyens de s'émanciper -- utilisez telle calculatrice, écoutez tel type de musique, portez telles chaussures parce que tous les autres portent des chaussures conformistes. Ce sera une ère incroyable de prospérité, de conformisme et de masses où les symboles et les discours tourneront tous autour de la révolution, de la crise et des individus innovants et culottés qui osent tracer leur propre route en s'alliant à des marques qui investissent dans l'image de la rébellion. Cette campagne massive qui place l'individu sur un piédestal va consolider d'énormes marchés de gens foncièrement convaincus d'être solitaires, hors pair, sortis du lot, et on les brossera dans le sens du poil à tous les coins de rue.
Il lui était apparu que les oiseaux dont les piaillements et pépiements répétés semblaient de si jolis témoins de la nature et du jour nouveau , pourraient en réalité ,dire « Fous le camp. » ou « C’est ma branche ! » ou « C’est mon arbre ! Je vais te faire la peau ! Crève,crève ! » Ou toute forme d’autodéfense amère et brutale -si ça se trouvait, on écoutait des cris de guerre. Cette pensée sortit de nulle part et fit sombrer son humeur sans qu’il sache pourquoi.
Le voyant factuel vit la moitié du temps dans un monde de broutilles bouillonnantes et turbulentes que personne ne connaît ou ne s'embarrasserait à apprendre s'il en avait l'occasion.
Le désert ne possédait pas d'écho et en cela il était comme la mer dont il provenait.
La peur est sans doute un type de stress. La lassitude est comme le stress mais elle est une catégorie de Malheur à part entière.