D'autres regagnaient la ville le dimanche en fin de soirée, pressant le week-end jusqu'à la dernière goutte de joie, de leurs mains beurrées de cacao.
(p.13)
C’était l’âge d’or de « pédé ». Prenez une bande de puceaux et de futurs éjaculateurs précoces : c’était la garantie d’entendre « pédé » à tout bout de champ. Mettez ensemble des ados qui se sentent tricards d’une façon ou d’une autre : l’esprit collectif cherchait aussitôt un moyen d’ostraciser les autres. Une pointe d’homophobie était idéale pour dissimuler toute prédilection naissante et/ou désir enfoui.
Le fait que sa fille ait un ami noir certifié constituait donc une circonstance atténuante. Après tout, c'était bien pour ça qu'ils avaient marché sur Washington ! Les images de ce jour de 1963 sont majestueuses et sacrées : la mosaïque noir et blanc des visages et des pierres, la force du peuple telle qu'elle éclipse l'étang et le monument, efface le rictus arrogant des édifices. (p. 22)
Nous venions de cesser d'être jumeaux. Nous étions nés à dix mois d'écart, et jusqu'à ce que j'entre au lycée nous étions appariés, plutôt siamois que fraternels ou identiques, définis par une inquiétante inséparabilité. Nous étions rattachés non par la hanche, la rate ou le système nerveux, mais en ce point bien plus crucial: celui où le moi rencontre le monde. (p. 14)
Il y avait comme ça des chansons qui vous possédaient. On pouvait s'en moquer, les ignorer, tenter de les effacer, les couplets continuaient de vous hanter. Des gens qu'on ne connaîtrait jamais vous offraient les mots qui jamais ne franchiraient vos lèvres, disaient ce qu'un jour vous seriez capable de ressentir. Avec un peu de chance. Ils parlaient pour vous. Ils recueillaient ces petites choses brutes qu'on reconnaissaient en soi.
C'était bon de faire partie d'une équipe, même si on n'était que deux. (p. 18)