Thelonious
Monk est-il un jazzman noir américain de génie ? Un pianiste hors du commun ? Un névrosé introverti ? Un compositeur contemporain encore incompris ?
Qui mieux qu'un autre pianiste de jazz pouvait, non pas trancher, mais présenter les différentes facettes de Thelonious comme autant de thèmes développés dans une partition ?
Il faut dire que la vie de Thelonious est un vrai roman. Et que
Laurent de Wilde traite sa biographie comme un roman, avec un personnage principal hors du commun.
Monk est en effet un des géants du Jazz du 20ème siècle qui côtoie tous les plus grands noms du jazz de l'époque. Où l'on voit défiler Art Blakey, Max Roach,
Miles Davis,
Charlie Parker, Sonny Rollins,
John Coltrane, …
Avec l'histoire de Thelonious, c'est toute l'histoire du jazz new-yorkais du 20ème siècle qui nous est contée par
Laurent de Wilde. Né en 1927, son enfance se déroule au coeur de New York, dans le quartier de San Juan Hill, où il est très bon élève, en particulier en maths et en physique. Et puis en musique il a le don, c'est comme ça, ça ne s'explique pas. C'est dans son quartier que tout va se jouer : ses débuts se font au Minton's non loin du mythique Apollo Theater, où venaient se produire également les orchestres de Duke Ellington, de
Count Basie, de Cab Collaway…et c'est là aussi qu'il va rencontrer aussi celle qui deviendra sa femme et sa compagne toute sa vie, Nellie.
Dans les années 40, le Minton's est en effet un laboratoire de recherches musicales.
Il progresse donc dans sa musique aux côtés des plus grands, comme « Dizzy » Gillespie. Dizzy est celui qui s'exprime à la radio, devant les journalistes, mais avec Maw Roach, Art Blakey, Oscar Pettiford, ou encore Kenny Clarke, ce seront les premiers à exprimer leur critique d'un racisme officiel insupportable. Parce qu'avec le jazz des années 40, qu'on va bientôt appeler beebop, la donne change : les Noirs commencent à parler et à faire des discours.
Et Thelonious
Monk avec ses étranges silences, ses sourires équivoques – n'oublions pas que «
Monk » veut dire « moine » en français - , semble incarner plus que tout autre l'ironie et la contestation.
Autour de Thelonious, il y a plusieurs femmes. Pas de celles qu'on imagine – cliché classique autour des jazzmen qui passent une nuit avec une femme différente après chaque concert – mais des figures fiables.
« Une mère : Barbara. Une épouse : Nellie. Une protectrice : Pannonica. Une fille, encore Barbara. On a fait le tour. Ce sont elles qui montent la garde devant l'intimité, essentielle, de Thelonious. »
Nellie, peut-être avant tous les autres, a compris que son mari était un génie, et elle prend en charge tout ce qu'il ne fait pas : elle s'occupe de la maison, de sa belle-mère, de leurs deux enfants Thelonious et Barbara, et de gagner de l'argent pour faire vivre tout ce petit monde.
La baronne Pannonica de Koenigswarterissue de la famille Rothschild, nourrira une passion pour le jazz. Elle connaîtra tous les plus grands noms de l'époque. C'est par exemple chez elle que
Charlie Parker – Bird pour les intimes- « trouvera la dernière porte qui lui fût ouverte, pour mourir ailleurs que dans la rue ». C'est aussi chez elle que Nellie et Thelonious finiront par s'installer pendant une dizaine d'années pour trouver un peu de calme, chose impossible à Manhattan.
Monk écrira le célèbre « Pannonica » en hommage à sa bienfaitrice.
Complices, Pannonica et Nellie se complèteront parfaitement. Et Barbara, sa fille – Boo Boo – héritera directement des talents musicaux de son père. Après avoir tenté une carrière de danseuse, elle emboite le pas de son père avec autant de don. Mais un cancer l'emporte à l'âge de 29 ans, juste après la mort de son père.
Mais
Monk n'est pas uniquement un compositeur hors pair, il est aussi un redoutable pianiste. Avec une technique qui lui est propre. « Si l'on regarde
Monk jouer (pour cela, il faut absolument se procurer en vidéo l'excellent film de Charlotte Zwerin Straight, No Chazer), on est frappé par le fait qu'il semble constamment dominer de tout son poids le clavier, à l'inverse d'un Bill Evans ou d'un
Glenn Gould qui ont quasiment le front collé aux touches.(...) Il frappe le clavier avec les doigts tendus, et non arrondis, comme des baguettes ; cela prive son jeu d'une certaine vélocité, notamment pour les passages de pouce, mais a ouvert en revanche la porte à des possibilités percussives nouvelles et innombrables. »
Plusieurs saxophonistes vont se succéder aux côtés de Thelonious. D'abord le grand Sony Rollins. Puis survient Coltrane. Et là c'est encore mieux que dans un roman :
Monk agit comme un déclic ! le saxophoniste, accro à la drogue depuis des lustres, décroche de l'héroïne du jour au lendemain. Une « cold turkey » comme le disent les Américains, c'est-à-dire radicalement. Comme si la musique de
Monk pouvait agir comme une nouvelle drogue…
Six mois plus tard c'est au tour de Johny Griffin. « Griffin constitue justement la combinaison médiane entre Newk (Sony Rollins) et Trane. Il a le son râpeux du premier, et toute la fougue inassouvie du second. L'autorité de l'ours et la fureur du lion. Johny Griffin, the little Giant. »
Griffin, qui lui ouvrira aussi la voie des albums « live » et ça changera tout.
Quand Griffin quittera le groupe de
Monk en 58, Thelonious sera donc un personnage en vue. Et puis enfin
Monk trouvera LE saxophoniste avec qui il jouera pendant 12 ans sans en changer : Charlie Rouse.
Il y a tellement d'anecdotes dans ce «
Monk ». Rien qu'une : il va jouer avec le grand
Miles Davis, mais quand on est un cuivre et qu'on a
Monk derrière soi c'est comme si « on avait le diable en personne qui vous piquait le cul avec sa fourche. » comme l'explique
Laurent de Wilde. Alors Miles préférera que
Monk ne joue pas derrière lui dans ses solos quand ils enregistreront leur disque ensemble…
Et puis il y a ses chapeaux ! de toutes les formes, ses chapeaux : « des ovales, des ronds, des pointus, des feutrés, des feutrés, des poilus, des brillants, des moulants » toutes sortes de formes différentes. On connaît maintenant son goût pour les chapeaux et on attend à chaque concert de voir lequel il va porter.
Ensuite ? Eh bien la suite c'est le succès, une tournée triomphale en Europe en 1961, une invitation de Duke Ellington au Newport Festival, une place chez Columbia, 1964 : « It's
Monk Time » et la Une de
Time Magazine. Entre 64 et 68 : 4 tournées en Europe, une en Australie, et une au Japon.
Et la suite ? le déclin chez Columbia ? le trio de Blue Note en 71 à Londres, en guise de testament ? la transmission à son fils qui devient batteur avec son père ? le concert au Philarmonic Hall avec son quartet en 1975, où, jouant derrière Keith Jarrett il obtient un triomphe ?
Et la fin chez la Baronne Pannonica ?
Il y a tout cela et bien plus dans ce «
Monk » de Laurent de Wilde. Celui-ci respecte une stricte chronologie, à une exception près : il omet volontairement d'évoquer les incidents cérébraux du jazzman pendant la majeure partie du livre.
Passionnant comme un roman policier, on suit les étapes d'une vie mouvementée pas à pas sans avoir envie de décrocher un instant.
Laurent de Wilde réussit ce tour de force de nous expliquer la musique de
Monk par le menu – on sent bien que c'est un pianiste qui parle d'un autre pianiste – sans nous lasser une minute par des détails de musicologie abscons. Une vraie réussite qui fait qu'on referme ce passionnant «
Monk » en ayant l'impression d'avoir rencontré un génie de près : celui de Thelonious.
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