Non, en vérité, tout allait toujours bien et mème beaucoup trop bien. Je crois que c'est justement cela qui était mauvais : que tout aille toujours trop bien. Dans ma jeunesse, presque tous les petits malheurs et, principalement, tous les problèmes m'ont été épargnés. Il faut que j'exprime cela encore plus précisément: je n'avais jamais de problèmes, je n' avais absolument aucun problème. Ce qu'on m'évitait dans ma jeunesse, ce n'était pas la souffrance ou le malheur, c'étaient les problèmes et, par conséquent, la capacité d'affronter les problèmes. (p.35)
Toutefois si l'on songe que même aujourd'hui, il y a encore des gens qui se glorifient de mourir pour Dieu, la patrie capitaliste et ses trusts, on ne peut qu'en venir à la conclusion qu'il y a des raisons de mourir plus bêtes que le manque d'amour.
Cependant la normalité, telle que je la comprenais, résidait dans le fait qu'on ne doit pas dire la vérité mais être poli. Toute ma vie j'ai été brave et gentil et c'est pour cela que j'ai attrapé le cancer. Et c'est tout à fait bien ainsi. j'estime que quiconque a été toute sa vie brave et gentil ne mérite rien d'autre que d'attraper le cancer. Ce n'est que la juste punition.
Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul.
Et moi ? J’étais tout bonnement un peu plus sensible que d’autres enfants ordinaires et c’est pourquoi j’ai plus mal survécu à mon milieu que d’autres enfants. Peut-on en conclure qu’au fond mon éducation n’a pas été du tout si mauvaise, du fait que j’y aurais survécu sans histoires si seulement je n’avais pas été si sensible ? Naturellement non, car justement une éducation est mauvaise quand seuls y survivent les enfants qui ne sont pas sensibles, et justement n’est bonne que quand même les enfants sensibles y survivent.
Au début de ma maladie, je me disais, à chaque nouvelle grosseur et à l’apparition de chaque nouvelle douleur : pourvu que ce ne soit pas de nouveau un signe de cancer ! Aujourd’hui, je peux compter sans peine une demi-douzaine d’endroits de mon corps où l’on peut voir et sentir, par exemple comment l’os est disloqué et se décompose ; dans ces conditions, je n’ai plus à craindre que cela puisse être le cancer ; je sais que c’est le cancer.
J’avais aussi acquis une certaine capacité de me réjouir de quelque chose. Dans l’ensemble on pourrait dire que je commençais à ressentir plus de choses agréables comme vraiment agréables, et aussi que je commençais à saisir les choses désagréables de plus en plus comme quelque chose de désagréable en soi. Jadis tout avait toujours été « comme ça » et généralement accablant : j’avais été déprimé alors qu’il pleuvait ou bien alors que le soleil brillait. A présent, je commençais à acquérir la faculté de me réjouir de ce que le soleil brillait et de me fâcher parce qu’il pleuvait.
Mes représentations romantiques de l'amour se bornaient à des scènes de coup de foudre comme il m'était arrivé d'en voir au cinéma. Je me figurais que moi aussi (le jour non précisé où je serais "grand") je rencontrerais une fille dont je devrais sentir à première vue qu'elle était la seule vraie (évidemment la fille, juste au même instant, sentirait tout juste la même chose). Dans cette voie, tous les efforts pénibles pour conquérir cette personne idéale disparaissaient naturellement comme par enchantement ; il n'y aurait aucun problème à cause d'elle ou avec elle. Il ne me faudrait ni l'aborder ni lui adresser la parole, je ne rougirais ni ne devrais prendre sur moi de lui demander si elle voulait bien être mon amie ; dès le début tout serait clair, sans problème et harmonieux. Elle serait tout aussi apathique et ennuyeuse que moi et, tout comme moi, ferait tout pour qu'aucun de nous deux ne fût blessé ou seulement touché par l'autre. Pauvre femme.
La sexualité représente toujours, dans la nature humaine, ce qu’il y a de plus vrai, de plus vital et de plus énergique, elle met toujours tout en jeu. Mais chez nous, ces choses-là étaient très malvenues. Le vrai nous faisait profondément horreur ; nous ne voulions jamais aller au fond d’une chose, nous préférions trouver toujours tout « compliqué ». Nous ne voulions jamais faire quelque chose par nous-mêmes ; nous aimions mieux sourire de ce que faisait les autres. Nous ne voulions pas mesurer nos énergies, nous voulions être harmonieux et neutraliser tous les différends au profit d’un néant couleur de rose ressemblant vaguement au bonheur. Mais avant tout nous ne voulions jamais « le tout » : le tout, c’était toujours les autres, nous, nous étions à part. Une chose, plus encore, nous répugnait : le sexe était nécessairement toujours en rapport avec le corps honteux, le corps que tous les autres, les êtres bas, ne trouvaient nullement honteux mais désirable ; nous, nous ne pensions naturellement pas cela. De plus, nous ne pouvions pas nier que la sexualité vous met à découvert, dans tous les sens du terme. Or c’était cela que nous ne voulions à aucun prix...
Dans le monde où je vivais je savais que, par tradition, je ne devais à aucun prix déranger ou me faire remarquer. Je savais que je devais être correct et conforme et avant tout – normal. Cependant la normalité, telle que je la comprenais, résidait dans le fait qu’on ne doit pas dire la vérité mais être poli. Toute ma vie j’ai été brave et gentil et c’est pour cela que j’ai attrapé le cancer.