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Critique de HordeDuContrevent


Comment est-il possible d'analyser ainsi les sentiments, de sonder si profondément l'âme humaine ? J'avais pu lire, notamment grâce aux beaux billets de Sandrine et Berni sur cet auteur, que Zweig est un chirurgien passant au scalpel les sentiments avec une finesse, une précision, une nuance rarement égalées. Je ne pensais pas m'arrêter ainsi sur certains passages, les lire et les relire pour m'extasier devant une telle virtuosité, devant ce sens de l'observation acéré. Et dans ces six nouvelles, c'est la peur qui est convoquée, autopsiée et passée au crible, la peur culpabilisante de la femme adultère, celle du voleur, celle de l'employeur face à la fidélité fanatique de son employée, celle éprouvée devant le fantastique enchanteur qui nous dépasse…un tamis aux mailles fines permettant de mettre en évidence, pépites menaçantes et glaçantes, les différentes manifestations de la peur, tant physiques, que psychologiques.

La première nouvelle « La peur », la plus importante, a donné son titre à l'ensemble du livre. Irène, une bourgeoise d'une trentaine d'années, épouse d'un avocat et mère un peu distante de deux enfants, devient maitresse d'un jeune pianiste, davantage par ennui que par amour. Elle s'est en effet laissé séduire, sans le désirer vraiment, plutôt vaguement curieuse et flattée...c'est sans compter l'arrivée d'un grain de sable qui va venir enrayer les rouages d'une vie quasi normale intégrant l'amant d'une manière presque banale. Un quatuor terrible se met alors en place : la femme infidèle, le mari, l'amant et la peur, personnage à part entière, qui rôde, menace, et resserre peu à peu son étau. Nous assistons progressivement à une véritable torture psychologique. Nous suffoquons avec Irène. Jusqu'au dénouement final, magistral !
La peur est décrite en effet dans le menu, tant par ses causes, que par ses manifestations physiques et psychologiques : « Elle avança péniblement d'une rue à l'autre, au prix d'un effort surhumain, comme si elle traversait un marais ou s'enfonçait dans la neige jusqu'aux genoux. » / « Elle n'était plus capable de lire ou d'entreprendre quoi que ce fût, traquée par le démon de sa peur. Elle se sentait malade. Elle devait parfois s'asseoir subitement, tant son coeur était pris de palpitations violentes ; le poids de l'inquiétude répandait dans tous ses membres le suc visqueux d'une fatigue presque douloureuse, qui refusait pourtant de céder au sommeil. [Toute son existence était minée par cette peur dévorante, son corps en était empoisonné, et au tréfonds d'elle-même, elle désirait que cet état morbide finît par se manifester sous la forme d'une souffrance visible, d'un mal clinique réellement observable et visible, qui susciterait la pitié et la compassion des autres. Dans ces heures de tourments secrets, elle enviait les malades. »

La maladie semble plus douce que la peur, le châtiment enfin prononcé une délivrance. C'est aussi l'occasion pour Stefan Zweig de digresser avec brio sur le système des peines, notamment lorsqu'elles punissent un fait ancien, sur la culpabilité et la responsabilité de celui qui commet un crime, et surtout sur le pardon et la rédemption. Réflexion également menée dans la deuxième nouvelle : « Il y a toujours de petits détails qui éclairent les profondeurs de l'âme comme le ferait la flamme d'une allumette qu'on craque ; au moment précis où je vis le pickpocket boire ce lait blanc et doux, la plus innocente, la plus enfantine des boissons, il cessa aussitôt d'être un voleur à mes yeux. ».

Les autres nouvelles sont tout aussi abouties bien que plus courtes, la deuxième notamment, intitulée « Révélation inattendue d'un métier », a ma préférence dans la façon d'observer, quasi chirurgicale, de l'auteur. En plus d'embardées magistrales sur l'art de voler, celui du pickpocket, art observé, analysé, loué même, de main de maitre, et de descriptions vivantes et passionnées sur le mécanisme des salles de vente aux enchères, Zweig excelle dans l'art de décrire les paysages, de façon poétique et personnifiée. Voyez donc comment démarre cette deuxième nouvelle : « Il était délicieux l'air de cette singulière matinée d'avril 1931, encore tout chargé de pluie et déjà tout ensoleillé. Il avait la saveur d'un fondant, doux, frais, humide et brillant : un pur printemps, un ozone sans mélange. En plein boulevard de Strasbourg, on s'étonnait de respirer une bonne odeur de prés en fleur et d'océan. Ce ravissant miracle était l'oeuvre d'une averse, une de ces capricieuses ondées d'avril dont use volontiers le printemps pour s'annoncer de la façon la plus cavalière. »

Mention spéciale à la quatrième nouvelle, « La femme et le paysage », sublime de poésie, flirtant avec le fantastique, dont les descriptions de paysages terrassés par la chaleur et le parallèle avec le corps de la femme sont d'une beauté à couper le souffle.

Un recueil de nouvelles intelligent sur les ressorts de la peur, ciselé par une écriture fine et élégante, poétique et fantastique. Je comprends bien la volonté de Zweig qui voulait, dans ces six chefs-d'oeuvre, «résumer le destin d'un individu dans un minimum d'espace et donner dans une nouvelle la substance d'un livre». Oui, dans chaque nouvelle, son oeil vorace s'insinue partout et de ses mille suçoirs nous ravit toute ignorance. C'est magistralement réussi !




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