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Critique de cprevost


« le joueur d'échecs », ce récit « cinq étoiles », fait l'unanimité. Stefan Zweig fait preuve en effet d'une prodigieuse virtuosité et l'admiration dont il est l'objet semble bien méritée. Il sait captiver son lectorat. Mais l'histoire est-elle pour autant exemplaire?


Certes, l'auteur maitrise parfaitement l'art de la nouvelle. La narration, comme il se doit, est compacte, resserrée. le suspense est indéniable. L'histoire est bien connue. Un paquebot fait route vers l'Argentine. le très improbable champion du monde d'échecs, Czentovic, arpente les coursives. Les médiocres joueurs que sont le narrateur et l'ingénieur Mac Connor attirent l'attention du maitre et organisent une rencontre. MB, un inconnu, alors intervient et dame le pion au champion. La progression du récit est savamment agencée et le rythme, entre ralentissements et accélérations, est ensorcelant. L'auteur introduit sans cesse des éléments de reprise et de surprise qui maintiennent l'attention du lecteur. Il faut convaincre Czentovic de jouer ; des parties sont perdues, une autre presque gagnée ; un joueur inconnu fait son apparition ; une partie non prévue est organisée ; MB refuse de jouer, etc. … À deux reprises, un récit enchâssé dans la nouvelle vient suspendre littéralement l'histoire aiguisant l'impatience du lecteur et renforçant le mystère. Nous ne savons rien de Czentovic et de MB, leurs comportements sont incompréhensibles. le meilleur joueur du monde semble n'avoir aucune prédisposition pour les choses de l'intelligence tandis que son tombeur dit n'avoir jamais joué aux échecs ? Il y a aussi des moments de tension extrême. La morgue supposée de Czentovic provoque de la colère et des envies de vengeance.


« le joueurs » d'échecs » est la dernière nouvelle écrite par Stefan Zweig peu avant son suicide. La monomanie et la psychologie des personnages ont certes une grande importance. Mais contrairement à ses autres récits, le poids de l'Histoire y est très présent. Les circonstances de la vie de l'auteur, au moment où la barbarie s'impose à toute l'Europe, y joue un très grand rôle. MB en exil a été l'otage des nazis. L'horreur de la torture fasciste est dénoncée dans ce livre avec beaucoup de force. MB est un membre éminent de l'Autriche impériale idéalisée par Zweig dans ses mémoires : «Le monde d'hier». Viennois, il est un grand bourgeois, brillant, sensible, policé, intelligent, rapide. Il est membre « d'une vielle famille autrichienne très considérée » (sic). Comme l'écrivain, après la première guerre mondiale, il assiste impuissant à la destruction d'une sorte d'âge d'or autrichien. le lent et le terne Czentovic est quant à lui une énigme absolue pour Zweig. Il est complètement et irrémédiablement étranger à son univers d'esprit et d'entregent. Deux mondes s'opposent donc et les deux adversaires font l'objet d'un traitement très différemment. L'un littéralement muet est l'objet de rumeurs, l'autre disert se raconte et s'analyse longuement. Les deux personnages semblent incarner dans cette nouvelle des forces contraires peut-être à l'oeuvre dans la période historique que vit l'auteur ?


Des intellectuels, des artistes dans le monde entier analysent, s'engagent contre le nazisme. C'est une période sans précédent de création et d'action. Pourtant, ce livre est page après page l'aveu déprimant d'impuissance d'un homme du passé. le nazisme est dénoncé dans la nouvelle comme destructeur de l'Esprit. Il s'attaque à ce qui fait la force des intelligences raffinées : les valeurs de la Civilisation. Et la seule solution proposée par Zweig est toujours l'irrémédiable fuite. Face à Czentovic le tueur d'âmes, MB – abandonnant la dernière partie d'échecs – fuit. le narrateur lui-même ne cesse de se désengager. L'ingénieur Mac Connor, considéré comme impulsif et inintelligent, instrumentalisé sans vergogne par le narrateur, est le seul qui tient tête au champion du monde. Les personnages sur le bateau n'ont à aucun moment de destin collectif, ils semblent ne pas être rentrés dans l'histoire contemporaine. La cause (hormis pour MB) de leur voyage reste inconnue. Zweig semble être aveuglé par ses préjugés de classe. Il ne comprend pas le terrible XXe siècle si éminemment matériel. Obsédé d'Universel, il ne s'interroge jamais sur les conditions d'accès à cet Universel. Il semble également incapable d'apprécier l'intelligence pratique d'un Czentovic. Tournant la dernière page de ce livre, les quelques mots du romancier allemand Heinrich Mann évoquant le suicide du grand écrivain reviennent en mémoire : « Stefan Zweig était fier de ne pas être, en cette époque héroïque, un héros, mais de vivre en la tour d'ivoire. Quand la dernière dalle de la tour d'ivoire a cédé, il n'a pas pu le supporter».
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