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Interview de Valentine Cuny-Le Callet, lauréate du prix BD Fnac France Inter 2023
Perpendiculaire au soleil : de cases et de barreaux

 

Article publié le 05/01/2023 par Nicolas Hecht

 

 

En ce début d'année, il nous paraissait évident de vous parler de cette bande dessinée parue il y a quelques mois. D'abord parce qu'elle vient de remporter le 5e prix BD Fnac France Inter, et que l'un des membres de l'équipe de Babelio faisait partie du jury, et que nous sommes partenaires cette année de ce prix. Aussi, et peut-être surtout, parce que cet album rencontre un franc succès auprès des lecteurs (avec une moyenne de 4,69/5 sur Babelio), autant pour ses qualités plastiques que pour son propos. Perpendiculaire au soleil dépasse en effet de beaucoup le cadre traditionnel de la bande dessinée, puisqu'il rend compte d'une correspondance et d'une relation entre une étudiante en arts plastiques, l'autrice Valentine Cuny-Le Callet, et d'un détenu américain qui attend dans le couloir de la mort en Floride.  

 

 

Une bande dessinée qui rend autant compte de l'isolement que d'une possible ouverture entre les barreaux à travers des échanges autour de l'art, des rêves, du passé. Une œuvre comme on en a rarement lu, aussi crue que sensible sur l'incarcération et sur une amitié en train de naître. Nous avons pu poser quelques questions à Valentine Cuny-Le Callet à propos de cet album très riche graphiquement, afin de comprendre le cheminement de cette création sous contraintes, à quatre mains.

 

 

Vous venez de remporter le 5e prix BD Fnac France Inter, alors avant tout, félicitations ! Quel effet cela vous fait de remporter ce prix réunissant un jury public et professionnel ?

Avoir ce mélange de lecteurs grand public et de professionnels lecteurs, ça a une double valeur pour moi et me touche particulièrement. D'autant que pour moi la BD reste l'un des arts populaires par essence.

 
Pouvez-vous nous rappeler en quelques phrases votre parcours artistique et nous parler de vos premières publications ?

Je suis entrée après le Bac aux Arts décoratifs de Paris, où j'ai rejoint la section Image Imprimée. Quand j'étais en deuxième année, je me suis engagée à l'ACAT (Action des chrétiens pour l'abolition de la torture et de la peine de mort) et c'est à ce moment-là que j'ai commencé un programme de correspondance qui m'a mise en contact avec Renaldo McGirth, le plus jeune condamné à mort des Etats-Unis au moment de sa condamnation.

En 2017, moins d'un an après le début de notre correspondance, j'ai pu faire une partie de ma scolarité à Chicago, à la School of the Art Institute qui offrait des formations en lithographie, écriture, art thérapie, qui n'étaient pas disponibles dans mon école française. Comme j'étais sur le sol américain et que les vols internes ne sont pas chers là-bas, j'ai pu rendre visite à Renaldo en Floride, la première fois pour trois jours d'affilée. Au terme de ces trois jours, j'avais pris une quantité phénoménale de notes, des notes personnelles et intimes, parce que je ne voulais rien oublier. Par la suite je me suis rendue compte que ça pouvait être la base d'un ouvrage non plus simplement intime mais partagé ; j'en ai alors parlé à Renaldo qui était très partant, et je me suis mise à écrire ce qui est devenu en 2020 Le Monde dans cinq mètres carrés (Stock). Juste avant que ce livre arrive en librairie, on était déjà en train de travailler avec Renaldo sur l'adaptation et le prolongement en images de ce livre, qui est donc la bande dessinée Perpendiculaire au soleil - ce qui nous a pris deux ans et demi à partir de fin 2019.


Perpendiculaire au soleil raconte donc votre correspondance et votre relation, principalement à distance, avec un détenu qui attend dans le couloir de la mort d’une prison de Floride : Renaldo McGirth. Au début de la BD on découvre votre premier courrier, puis sa réponse. Mais par la suite, vous ne reproduisez que les lettres de Renaldo. Pourquoi avoir choisi de laisser le contenu textuel de vos lettres de côté ?

Disons que ce livre n'est pas du tout une correspondance intégrale, ce qui serait beaucoup trop long et n'aurait pas grand intérêt pour les lecteurs. L'objectif était de mettre bien en avant la voix de Renaldo, parce que la mienne était de fait bien présente, et que l'image est déjà une parole que j'émets. L'autre point, c'est que Renaldo reprend très souvent point par point dans ses réponses, ma lettre précédente. Donc ma voix est présente indirectement au sein même de ses lettres.
 

La forme du récit est très variée (reproductions, collages, techniques diverses), c’est tout un monde qui entre dans cette BD. Comment avez-vous travaillé la mise en place dans l’album de ces variations, l'articulation entre vos dessins et ceux de Renaldo ?

On s'est donné une entière liberté avec Renaldo sur les techniques utilisées : si une scène nous semblait devoir être racontée avec telle technique, ce serait celle-ci qui serait employée, et on ne voulait pas se limiter à un vocabulaire graphique pré-établi. Il n'empêche qu'il y a des techniques qui reviennent dans le livre. De mon côté, pour ce qui est du déroulé de l'action, des éléments réalistes ou des reproductions précises d'archives, j'utilise du crayon gras ; pour les scènes plus imaginaires, rêvées, ou l'illustration de souvenirs que me confiait Renaldo, c'est de la gravure en taille d'épargne : gravure sur bois ou sur linoleum. Il y a certains moments où le papier est déchiré ou brûlé, pour traiter des scènes où la violence est perpétrée contre les corps. Il y a un aspect indicible dans cette violence, et il fallait le prendre en charge, l'illustrer. Du côté de Renaldo, il y a des dessins au crayon, au stylo bille (qui ressemble presque à de la gravure sur cuivre), et les seules notes de couleurs sont ses gouaches qui représentent souvent des éléments naturels foisonnants, des fleurs brillantes.

 


Pour la partie narrative, on ne s'est pas mis de limite non plus, dans le sens où on a une division en chapitres de longueur variable, chacun formant un îlot qui doit « se tenir ». Certains ressemblent à une scène de théâtre, d'autres sont fondés sur des lettres qui se répondent… On a fait ce projet sans chemin de fer car il s'étendait sur la durée, avec des éléments qui arrivaient au fil de nos échanges. C'était une composition au fur et à mesure, comme on composerait un puzzle. Les pièces se rapprochent, ça forme des îlots, et au bout d'un moment les îlots peuvent se rejoindre avec la pièce qui manquait, et ça forme au final l'image globale qu'est devenu l'album.

 
Les dessins et textes sont souvent allégoriques, voire mythiques : est-ce que selon vous il faut passer par le mythe, par le symbole, pour faire comprendre une situation dramatique, ici l’enfermement, l’isolement durant des années ?

Pas forcément. En effet il y a des scènes qui utilisent de grands symboles, des monstres, et d'autres qui sont au contraire des dessins « froids », des reproductions d'images ou presque des plans, des formulaires, où là on ne passe pas par la métaphore, mais par la documentation très brute. Je pense qu'on oscille de l'un à l'autre dans cet album, parce que c'est comme ça que notre relation s'est construite aussi : en parlant de rêves, de contes, du passé, d'art, de projets, mais aussi en revenant parfois les pieds sur terre avec la situation politique, juridique. La sienne, celle de ses codétenus, des détenus en Amérique, du système carcéral en France ou de la peine de mort dans d'autres pays. Ces éléments font partie de notre correspondance, de nos humeurs, et on voulait aussi les retranscrire dans le livre.

Les deux se complètent, et parfois le passage brutal de l'un à l'autre permet de créer un moment propice pour que le lecteur examine vraiment ce qu'il a sous les yeux. Sur un plan plus psychologique, lors de la création de cette BD le fait de pouvoir aller de l'un à l'autre fait du bien, parce que la création de ce projet a été parfois éprouvante. Aller vers l'imaginaire, voire le décoratif, permet de mieux rebondir.



Cette correspondance est soumise au contrôle des autorités carcérales – vous reproduisez d’ailleurs la fiche listant les (très nombreux) motifs de rejets prévus par l’administration carcérale. Pour contourner ces motifs, vous êtes obligée de faire preuve d’imagination et d’adapter vos créations envoyées à Renaldo, dans un artisanat sous contrainte. Dans quelle mesure cette expérience a-t-elle fait évoluer votre pratique artistique ?

Je précise juste une chose avant de répondre : la correspondance sous cette forme n'est plus possible aujourd'hui, parce que depuis mai 2022 l'Etat de Floride interdit d'envoyer des lettres papier à n'importe quel détenu, qu'il soit dans le couloir de la mort ou non. Ce qui était donc déjà très compliqué lors de l'élaboration de cette BD, n'est même plus possible aujourd'hui.

Ces contraintes ont effectivement fait évoluer ma pratique. C'est à la fois rageant, mais dans une certaine mesure, si on le prend du bon côté, ça permet de réfléchir et trouver la solution pour y arriver. Tous ces obstacles qui pourraient amputer une correspondance artistique y ajoutent en fait du sens, permettent de créer de nouvelles images (découpées, partielles, mais justement pleines de sens). La censure de la prison a pu être finalement la meilleure alliée pour en exposer les pratiques - même si mon livre n'est pas un brûlot, mais cherche à décrire ce qui est pour faire advenir autre chose.
 

En plus des nombreuses œuvres et artistes que vous citez ou reproduisez (Beckett, Nadar, les Beatles, Fritz Lang, Baudelaire, Dürer, Tupac Shakur, etc.), y a-t-il eu des films, livres ou autres qui vous ont particulièrement inspirée ?

Alors effectivement, j'en cite déjà beaucoup dans la BD. Il y a aussi les travaux de Lynd Ward et Leopoldo Mendez, deux graveurs qui ont poussé le travail de gravure sur bois à leur paroxysme au XXe siècle, pour des images populaires, politiques et, dans le cas de Mendez, d'images journalistiques. Je trouve ça puissant et intéressant. Je suis aussi une grande fan du travail de Walker Evans, et du livre Louons maintenant les grands hommes. Dans le texte de ce livre, James Agee parle du « besoin de capter l'éclat cruel de ce qui est ». Cette phrase, je la porte un peu comme une prière quand je travaille. Et j'ai les échos du travail de ces artistes quand je crée, j'y pense souvent.


 
Avez-vous entretenu d’autres échanges épistolaires avec des prisonniers, via l’ACAT ou une autre ONG ? Etes-vous toujours en contact avec Renaldo McGirth ?

Oui bien sûr, je suis toujours en contact avec lui, ce livre n'est pas l'achèvement de notre amitié, c'est plutôt le bébé de cette amitié. On s'écrit encore, je lui ai rendu visite l'été dernier. En ce qui concerne d'autres personnes, je suis actuellement en thèse d'arts plastiques à la Sorbonne, elle porte sur la pratique des arts plastiques dans le couloir de la mort dans la période contemporaine, aux Etats-Unis. Ce qui m'intéresse dans ce sujet, c'est de récolter des témoignages de détenus sur leur pratique ; là c'est plus des correspondances de chercheuse, pas forcément d'amitié.

Ce qui m'intéresse globalement, c'est ce qui touche à la création, et comment les arts plastiques sont utilisés par les détenus pour créer du lien entre eux et avec leurs proches (famille, amis, amours), et affirmer une présence médiatique et politique à travers ces moyens.
 

Quels sont vos projets pour les mois, les années qui viennent ?

En parallèle de ma thèse qui prend beaucoup de temps, je vais continuer à faire vivre Perpendiculaire au soleil à travers des expos et des interventions en milieu scolaire, en particulier auprès de lycéens. C'est là que je me sens le plus utile pour faire avancer les choses. J'ai aussi d'autres projets de livres, mais c'est encore trop loin pour commencer à en parler…

 
Quel est le livre qui vous a donné envie de vous lancer dans la BD ?

Silence de Didier Comès.
 

Quelle est la bande dessinée que vous auriez rêvé d’écrire et/ou de dessiner ?

Peut-être que ce serait l'adaptation du Rapport Brodeck en BD par Manu Larcenet.

 

 

 

 

Découvrez Perpendiculaire au soleil de Valentine Cuny-Le Callet, publié aux éditions Delcourt

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