Quentin Debray, La Rencontre amoureuse (coll. Idées Reçues Grand Angle)
Leur amour s’était élargi, agrégeant maints détails, incluant des après-midi languides, de longs moments voluptueux, déjà quelques habitudes, des coutumes, des réminiscences, souvenirs dans le souvenir. Ils avaient trouvé la note juste, un accord accompli où se juxtaposaient un acquis résolu et de nouvelles découvertes, des intimités retrouvées, ventres et peaux, sueurs et parfums, aisselles et nuque, la chatte de la chatte, caressée et respirée, cette partie fauve de la femme, doux culte animal dans ce corps d’harmonie et d’onctuosité, l’instrument de l’homme, qu’il déployait dès qu’il le souhaitait, tendu et respectable, fragile et temporaire, et quand il ne le souhaitait pas, dans le demi-sommeil du matin, quand la future chanteuse admirait ce corps et le morceau de ce corps qu’elle n’osait penser lui appartenir et qui ne bondissait que pour elle, résolu, obstiné, libéré, lâchant ses grands traits d’opalescence.
Une nouvelle vision de soi et des autres encadre des actes et des enjeux inattendus. Des fantaisies et des jouissances jusque-là inimaginables s'offrent soudain avec une facilité déconcertante. Le sujet subit une mutation, il est conquis, enrôlé. (...) Le sujet se voit accueilli et célébré au sein d'une population d'êtres supérieurs, capables de performances et de savoirs hors normes, adoptant une remarquable façon de vivre. Cette "société secrète du plaisir" n'est évidemment pas toujours formalisée de façon claire en tant que club ou groupe d'amis. Mais l'usage de pratiques instaurées dans certains lieux, utilisant des réseaux, des complicités et des moyens de communication particuliers aboutissent à la même signification d'une population élue, aristocratique, qui se croit autorisée à des actes inhabituels que l'on croyait jusque-là interdits. Désormais on possède, mentalement, cette carte d'adhérent, ce coupe-file qui vous permet de passer à travers les barrières, comme ces gens qui ignorent les files d'attente dans les musées, se font conduire par leur chauffeur vers un avion privé, utilisent à toute heure des suites dans les palaces. Toute perversion suppose une supériorité, un avantage, l'accès à des droits et à un espace utopiques.
Chez la femme, durant l'orgasme, toute une partie du cerveau est littéralement désactivée (ce n'est pas le cas chez l'homme). Le cortex préfrontal impliqué dans le contrôle de soi et le jugement social est complètement déconnecté.
La pratique de l'Internet favorise l'urgence impulsive qui permet d'obtenir en toute discrétion l'objet ou la créature que l'on souhaite. (...) Ces éléments renforcent la déculpabilisation, laquelle se trouve appuyée par une accessibilité financière conviant les personnes modestes, timides ou malheureuses qui n'auraient pas osé sans ces facilités franchir le pas décisif. Ainsi se trouve consolés l'amoureux éconduit, l'épouse délaissée, la veuve solitaire. L'ultralibéralisme sait jouer de la corde sociale.
La société de production et de consommation a été critiquée, révélant un système de plus en plus étouffant. Déréglée, avide de profits, écrasant ceux qu'elle voulait combler, elle a manqué finalement d'un surplus d'imaginaire et de spiritualité. Si bien que les acteurs se sont trouvés insatisfaits, s'ennuyant dans leur niche trop individuelle d'un bonheur programmé dans une société du tout économique. Les jeunes couples, trop bien organisés, surveillés de toutes parts, volontiers culpabilisés de ne pas en faire assez dans un système de plus en plus ritualisé, en sont venus à idéaliser une vie improductive. Celle-ci aime le temps libre et la gratuité, s'extrait d'un cadre rigide, échappe à tous les bilans et offre des jouissances éphémères qui s'opposent aux thésaurisations laborieuses. Tout y est permis, hors des règles et des systèmes. Rien n'en ressort, rien ne s'accumule. Ce domaine est ludique, joueur, incertain. Il s'abandonne au hasard des rencontres et s'amuse à des régressions infantiles.
D'emblée, en cette aube de notre ère, la débauche s'organise à l'écart de la famille et de la mission de reproduction, utilisant les facilités de la supériorité sociale. Ces moeurs se reproduiront à maintes reprises, culminant au XIXe siècle avec parfois une insistance fort médiocre. Hector Trublot, personnage de Pot Bouille, le roman d’Émile Zola, se complaît à collectionner les domestiques d'un immeuble. Il les rejoint subrepticement dans les étages supérieurs, sans se soucier de leurs défauts, loucheries, boiteries et autres nigauderies. Les habitudes de ce personnage constituent une bonne description de l'addiction sexuelle, dans sa variété ancillaire. Cette méthode fleurit à notre époque chez les supérieurs hiérarchiques, responsables politiques, administratifs, enseignants, patrons divers, chez toute personne qui se croit au-dessus des lois et à l'écart des principes moraux, plaintes et poursuites.
Avec ce que vous appelez l'inconscient, ou plus exactement la prise de conscience de ce que la liberté de notre temps permet de laisser filtrer de nos pulsions premières, vous avez là un beau sujet. D'autres avant vous en ont parlé, je pense à ce médecin russe, Tchékhov, à Tolstoï, à Maupassant. Ces gens qui apprécient les petites formes ont compris depuis longtemps que la conscience n'est pas une entité claire. Verlaine et Rimbaud comme les impressionnistes ont cultivé les états seconds. L'intrigue se dissout et se banalise, le quotidien prend la place de l'épopée.
L'addiction sexuelle est exclusive. Elle fait le vide autour d'elle et rend dérisoires les comportements harmonieux. Que signifient une amourette, un flirt sentimental, une correspondance intime et délicate, la découverte prudente d'une vierge ou d'un garçon candide à ceux qui sortent d'orgies répétitives? Autant demander au stylo d'un tâcheron littéraire de composer une ode symboliste, au tracteur de la culture intensive d'aménager un jardin japonais, au pianiste du bastringue d'interpréter une valse de Chopin.
Le psychopathe est un être subtil à appréhender. On ne saurait le définir à partir d'un symptôme central comme l'hystérique, le paranoïaque ou le déprimé.
À ne conjuguer sans fin qu'une existence archaïque de douceur, l'on reste enrobé dans le sucre de l'enfance ; à ne faire que combattre haletant, les joues maigres et le regard fixe, on se stérilise dans l'existence vite usée des loups gris.
Il faut cet alliage sans cesse de l'étrange intérieur et de la violence tellurique.
– Êtes-vous bien sûr que vous parlez encore de courage, monsieur ?
Elle me prit la main