David Korvus

Elle est crevée et pourtant sa tête tourne à cent à l'heure. Élisabeth est vraiment flippante. C'est si isolé ici. La vie citadine, le bruit, les klaxons, les éclats de voix dans la rue, tout ceci prend des allures de nectar à la vue de sa nouvelle situation. Sarah aimerait ouvrir la fenêtre de son ancienne maison, humer le gazole tout en commandant une pizza insipide...

Les plus beaux moments de ma vie, ou plutôt les plus insouciants. Les soirées à refaire le monde. Les feux de camp sur la plage. Les virées entre potes, sans autres destinations qu’un état de fête perpétuel. Notre insatiable soif de galipettes à toute heure du jour et de la nuit. Et puis la pilule qui n’a pas tenu ses promesses. Le 0,1 % de chance, le ticket gagnant. La volonté de former un couple stable sans en avoir pourtant les moyens ni la maturité – et ça, c’était surtout vrai pour moi. Moi, avec mes attaches à l’autre bout de la France et mon compte bancaire sous le niveau de la mer. Moi et mon CV aussi garni qu’un jambon beurre de la SNCF. Elle, avec son avenir tracé, les opportunités qui tombaient du ciel et ses parents avec leur niveau de vie à m’en donner le vertige. J’ai papillonné de petits boulots en intérim et de bidouillages en déprime. Enfin sont venus les sous-entendus et, un peu plus tard, ce dentiste aux dents trop blanches.

Dehors, le monde est bizarre. Le soleil ne semble pas vouloir se coucher, comme une grosse boule de Noël, il reste suspendu à l’horizon et teinte le ciel d’une lueur surréaliste. Des gens crient et courent partout dans la rue. Quand tu étais petite, la nuit tu avais peur de la fenêtre, alors je t’ai dit de ne pas t’inquiéter, que la fenêtre était comme une télé et que rien ne pouvait en sortir. Et si c’était le rêve du chat qui défilait derrière les carreaux ? Oui, Echo a fait un mauvais rêve. Tu grattes sous son menton, il se tortille de plaisir. Dors petit chat, dors, ce n’était qu’un mauvais rêve. Ne t’inquiète pas, ma chérie, ce qui est dehors ne peut entrer…
La Benson est entièrement consumée et une longue cendre tient en équilibre au bout du filtre.
Et moi… Serai-je là pour te tenir la main quand le monde rendra son dernier souffle ?
J’espérais juste te tenir la main plus tard, lorsque tu serais grande et resplendissante…

Ici, la nature n’est pas encore étouffée sous le poids des hommes. La pluie revient à la charge. Qu’importe, je savoure la liberté que m’offre cet enchevêtrement de bosquets aux teintes automnales et de prés vallonnés. Je me laisse bercer par le vrombissement de ma monture qui enchaîne placidement les lacets sinueux de cette portion de forêt dans laquelle je m’engouffre. Je m’imprègne de ces épais remparts de pins qui s’agitent autour de moi. Je troue une nappe de brume planant au-dessus de l’asphalte. Je pense à ma fille sur ces petites routes du Limousin, il me tarde de la rejoindre. À mon grand regret, la civilisation galopante supplante le paysage et déjà se dessinent les contours grisonnants d’une sordide zone commerciale nimbée de brouillard. Comme des phares dans la nuit, quelques enseignes criardes clignotent dans l’espoir d’attirer les clients, tels des papillons autour d’un lampadaire.

Si maman râle contre les caprices du climat, ce n’est que façade. Je sais que, dans le fond, elle aimerait que ce prétexte m’oblige à rester une journée de plus. Sur le petit écran, la météo fait place aux infos. Le pessimisme habituel des journalistes bat de nouveaux records. Il faut dire que cette année est particulièrement étrange. Les catastrophes semblent vouloir s’agglutiner précisément sur son dernier trimestre. Éruptions volcaniques aux quatre coins du globe. Nouvelle crise diplomatique entre la Chine et les États-Unis, escalade de sous-entendus et de menaces de la part des deux dirigeants. Un typhon d’une violence inédite ravage l’Indonésie. La morosité européenne et la montée du nationalisme atteignent leur summum, des députés en viennent aux mains en pleine assemblée.

Elle court entre les damnés en les suppliant d’arrêter, mais leur soif de baignade semble plus forte que tout. Un vieillard bascule dans l’eau. Un gros rouleau happe un petit garçon en slip. Certains sont avalés par l’océan avide,
puis recrachés par les vagues suivantes, alors ils se relèvent, cheveux plaqués et vêtements dégoulinants, et ils avancent de nouveau, jusqu’à ce que le courant veuille bien les emporter définitivement.
Secouée de sanglots, Eva titube et trébuche en se tenant la tête. Ses yeux se figent sur une silhouette, là-bas dans la masse mouvante. Eva en est sûre, c’est Maman qui s’enfonce lentement dans les eaux noires !

J’éprouve une certaine plénitude à contempler la forêt lointaine se tordre sous les assauts du vent, pendant que le feu crépite paisiblement. Ce lieu est empreint d’habitudes rassurantes qui s’observent depuis des décennies.

Vos concepts de bien ou de mal ne nous concernent pas, mais je détecte en vous un jugement négatif, alors que vous ne savez rien. Avez-vous idée du sacrifice fait par les créateurs pour disséminer la vie ? Connaissez-vous la taille réelle de l’univers ? Savez-vous que cet univers qui vous dépasse déjà par sa dimension n’est qu’une poussière connectée à d’autres, infiniment plus grands ? Les univers vivent et meurent, ils se connectent entre eux. Tout n’est que cycles et symbioses, et la seule chose qui ait de la valeur c’est la vie, peu importe vos concepts de bien ou de mal.

Dans ce Nouveau Monde, l’obscurité est brute et terrifiante, probablement la même qui assaillait les premiers hommes. Je commence à balancer les articles qui m’intéressent dans le chariot. Au plafond, quelques rais de lumière filtrent par de maigres lucarnes. À l’approche du rayon boucherie, je ne peux retenir la bile qui fait le yo-yo dans ma gorge. Partout les rats courent sur des barquettes de viande gonflées par la putréfaction. Plié en deux, je tente de reprendre ma respiration malgré l’air
immonde qui s’acharne à pénétrer dans mes poumons.

Ce silence… Je ne saurais dire s’il est reposant ou inquiétant… Peut-être les deux. Je reste là comme un clochard, allongé avec mon litre, je tourne la tête et essuie la vitre d’un revers de manche. Mes yeux se perdent au-dessus du lac, là où la brume se tord en d’étranges formes, parfois le vent la chasse un peu pour dévoiler une lune gibbeuse qui me dévisage de son unique œil. Je saisis le paquet de Benson&Hedges qui traîne sur le siège passager. Je l’ouvre, il en reste trois à l’intérieur. J’hésite un moment.