Le bonheur de tous les jours, celui de la tendresse, celui qui se vit en silence ou dans des rires à brûle-pourpoint, celui des mots d’enfants n’amusant que les parents, de l’éclaboussure des vagues sur de petits pieds nus qui s’enfuient , celui des dîners en famille, des plats de coques à la tombée de la nuit, celui d’une chanson écoutée encore et encore et fredonnée pour le plaisir, celui du réveil en douceur près de celle qu’on aime, des pas d’enfants dans le couloir, celui des premiers hortensias, du premier vélo, de la robe de fête, de la distribution des prix, des bougies soufflées dont l’une reste toujours allumée, non cela ne se raconte pas.
« Oui. Je vivrai, je crois, le reste de ma vie en prison. Celui qui un jour l’a connue ne rejoint jamais tout à fait la société. Entre lui et elle s’interposent le souvenir de ce qu’il a subi et le poids de ce qu’il doit faire : car un ancien détenu, c’est un mutilé qui n’a pas le droit de montrer sa blessure, qui, au contraire, doit la maquiller sans relâche s’il veut, et avec quelles difficultés, gagner le moyen de ne pas retourner d’où il vient. Le monde de la détention l’a marqué de son empreinte. Aurait-il la force intérieure de s’en défaire ? Il n’y parviendra pas car il lui faut, pour les autres, à chaque minute censurer son passé. Alors il vit dans la terreur permanente de se couper. Tout naturellement il recherche la compagnie de ceux qui ont partagé les mêmes épreuves que lui. C’est ainsi que, par-delà l’incarcération, la prison à nouveau l’enveloppe… »
"Cette femme m’obsédait. Mon oisiveté forcée n’arrangeait rien. Dès le lendemain je suis retourné au Champ de Mars. Elle était assise sur le même banc. Un petit garçon qui devait avoir dix ans jouait sur le bord de l’allée avec des voitures et des engins de chantier miniature. Il avait tracé des routes, édifié des semblants de construction et faisait manœuvrer des véhicules. Elle le suivait du regard, mais ce regard s’égarait, elle semblait en proie à des pensées autres et qui n’étaient pas gaies."