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Citation de Partemps


Vincent Roy : Vous publiez en janvier 1983 un roman qui va faire grand bruit.
Son titre : Femmes , Il s’agit d’un livre-bilan sur le « féminin », une sorte de radiographie du « féminin », écrit sur une période particulièrement charnière, une période de mutation. Les femmes ont-elles pris le pouvoir ?

Philippe Sollers : Les femmes n’ont jamais pris le pouvoir, mais elles l’ont toujours eu en creux, en fonction de la reproduction de l’espèce. Tout à coup, à cette époque, ça commence à se voir. Je suis sur le terrain, je note.

V.R. : Dans L’année du Tigre, votre journal de l’année 1998, vous écrivez que les femmes ont été amusantes entre 1730 et 1790, entre 1920 et 1930, puis « assurément », dites-vous, en 1968.

Ph. S. : En effet, il s’agit là de périodes de liberté intense.

V.R. : Qu’est-ce qui, du point de vue romanesque, vous a intéressé dans les années 1970-1980 ?

Ph. S. : C’est la montée d’une certaine toxicité dans l’univers féminin, et cette montée correspond exactement à ces années-là : des années de remise en ordre après le chambardement de 1968 et le commencement d’une nouvelle ère où se laisse discerner un continent d’appropriation de la substance féminine par la Technique. Epoque charnière : celle où l’on commence à parler beaucoup de procréation in vitro, etc. Dans le monde occidental tel que nous le connaissons, tout à coup est sorti un « bio-pouvoir » qui arraisonnait déjà de façon sensible le continent dit féminin. À partir de là, j’écris un roman dans lequel je montre des expériences, positives et négatives, avec des femmes. Il me fallait rendre compte d’une perspective à long terme. Mai 1968 a été une révolution complète avec ses effets majeurs dans les vies privées, les comportements physiologiques, sexuels... Ensuite, il y a eu une remise en ordre d’abord assez brutale puis de plus en plus insidieuse, de plus en plus propagandisée par tous les moyens habituels de la publicité, des médias, du marketing, du roman lui-même, de la pseudo-littérature féminine... Finalement, sous tous ces déguisements, c’est la technique qui parle, et plus du tout la poésie des situations.

V.R. : En 1991, dans Improvisation [3], vous écrivez à propos de Femmes qu’il s’agit d’une « petite cavalcade plutôt positive à travers les illusions sexuelles ». En somme, avec ce roman, il s’agit, pour vous, de rétablir la vérité.

Ph. S. : La vérité, c’est que la guerre des sexes parcourt toute l’histoire de l’humanité et qu’elle subit des modulations selon les époques : il y a des pauses dans cette guerre qui est une guerre à mort dont il ne faut pas se cacher la violence, mais aussi les charmes. N’oubliez pas qu’il s’agit de roman.

Au moment où j’écris Femmes, la « sexualité » se libéralise de façon très apparente.

Or, si on est un peu attentif, on remarque que cette surexposition sexuelle participe, en même temps, d’une censure redoublée. Que c’est une manifestation non pas d’érotisme mais de pudibonderie. Il y a donc un puritanisme de la propagande sexuelle quand se produit l’arraisonnement par la technique du continent féminin, encore une fois sur la question essentielle de la reproduction de l’espèce — c’est-à-dire sur la reproduction de la mort.

Les rapports un peu gratuits entre les sexes correspondent à une pause — que l’on peut qualifier quasiment de miracle — mais, en général, il y a mensonge sur cette question. Entre les hommes et les femmes, c’est très rarement gratuit : si ça l’est, alors c’est un événement physique mais aussi une affaire de langage.

V.R. : D’ailleurs vous écrivez : « Les hommes et les femmes n’ont rien à trafiquer ensemble ».

Ph. S. : En principe. Et ils se racontent constamment le contraire ce qui fait qu’on a une chance de percer vers la vérité seulement si l’on pose, a priori, dans une relation entre hommes et femmes, que ce sont deux espèces différentes — comme dit Freud, l’ours blanc et la baleine. A ce moment-là, ça devient extraordinairement singulier et asocial. Donc libre. Et libre parce que gratuit. Le mensonge porte sur l’argent et sur la reproduction de l’espèce en tant que bien négociable.

V.R. : Toujours dans Femmes, en 1983, vous dites que les femmes existent totalement par elles-mêmes et « n’ont plus grand-chose à attendre de leur mystère supposé ».

Ph. S. : Voilà, ça va devenir du spectacle, du cinéma. Les relations sont désormais totalement cinématographiques : on joue des rôles.

Cette déclaration que vous venez de citer est parfaitement antiromantique. La romantisation de ces choses, qui est un sentimentalisme exploitable de façon mensongère, a été l’instrument du bio-pouvoir c’est-à-dire de la prise en main technique. Cette prise en main peut libérer des forces considérables : il faut avoir vécu un peu de temps aux États-Unis dans le milieu des années 1970 et s’être colleté avec la névrose du puritanisme américain pour comprendre ce phénomène. La baise, oui, pourquoi pas, à condition qu’elle entraîne le mariage etc. La tyrannie névrotique américaine, c’est qu’il faut payer tout de suite. Ce n’est jamais gratuit, et toujours « sentimental ». Pas sensible. Vous naviguez entre déferlement homosexuel, conformisme hétéro bétonné et pornographie.
V.R. : Revenons, justement, sur les rapports gratuits entre les sexes.

Ph. S. : Il s’agit de lever un malentendu. Le langage, dans ces moments gratuits, va jouer un rôle déterminant. Si vous arrivez à parler librement, gratuitement, vous arrivez à quelque chose qui est possible. Or j’observe que nous sommes aujourd’hui en pleine régression.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser — et je parle de la relation dite hétérosexuelle — chaque sexe ignore presque totalement le fonctionnement de l’autre au point que vous pouvez demander à un homme comment il considère les organes féminins — vous allez aboutir à des approximations — et, de l’autre côté, c’est pareil. Il y a donc quelque chose qui n’est pas vu en tant que tel. Tout cela se passe dans une sorte de faribole confuse d’où émerge assez vite la note à payer ... Argent, procréation éventuelle (qui est un désir féminin classique sauf 5 ou 6 % de la population) ... Et la plainte. Car il s’ensuit de la plainte. Qu’est-ce qu’il faut, alors, comme paramètres pour qu’il n’y ait pas lieu de se plaindre ? Pour que ça se passe dans le rire gratuit ? Je pense, par exemple, qu’il est très erroné de croire qu’il suffit d’exprimer son désir pour obtenir celui de l’autre. Il faut que ça soit concomitant. Là-dessus, il y a confusion générale.

Contrairement à ce qu’on raconte sans arrêt, 80 % des femmes — et je suis optimiste — ne s’intéressent ab-so-lu-ment pas à la sexualité. Il ne faut donc pas s’étonner si, déchargées de la recherche d’un gain (enfant, argent, situation sociale), elles peuvent augmenter leur autonomie mais en même temps, il est toujours question de simuler. C’est la question de la simulation qui est importante. « Combien de femmes ne font que râler faussement », m’a dit un jour une amie. Dans ce « râler faussement », vous entendez, à travers les siècles, la longue cohorte des mères ...

V.R. : Dans vos romans, la majorité des femmes ne sont pas françaises. Vous semblez préférer « les belles étrangères ».

Ph. S. : C’est une question de développement inégal des pays, des langues et des civilisations. Je crois qu’on peur dire que la femme française a donné le ton général à l’époque libre du 18e siècle : il est évident que c’est elle qui savait de quoi il s’agissait. Madame de Merteuil est un personnage qui ne tombe pas du ciel. La littérature de cette époque est emblématique. Cette fulgurante supériorité dans ce domaine a été court-circuitée violemment. Pourquoi Stendhal, plus tard, trouve-t-il ses amours en Italie et souvent chez des femmes qui se refusent plus ou moins, mais ont un tempérament plus vif ? Tout cela parle tout seul. C’est un drame français. Ou, si vous préférez, une tragédie française pour insister sur le féminin dans cette affaire. La répression a donc pris sa vitesse de croisière (même si elle a un peu sauté dans le tourbillon de 1968). C’est choquant par rapport à l’historicité de cette nation ou par rapport à ce personnage de Française. Il y a quelque chose de blessant — du moins si l’on a une certaine conscience historique. La France était au sud, elle est maintenant au nord, à l’américaine.
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