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Citation de Partemps


Bruckner : la tyrannie de l’amour

L’amour est-il le nouvel horizon indépassable de notre temps ?

Pascal Bruckner : Il y a un diktat de l’amour, qui nous vient du christianisme : il est la voie de la rédemption. Et nous continuons à chercher le salut avec obstination et angoisse. Sauf qu’aujourd’hui on le veut sur Terre.

Par quelle ruse de l’Histoire la sexualité, que l’on croyait enfin libre, serait-elle encore subordonnée au sentiment ?

Cette ruse, c’est la comédie que nous nous sommes jouée à nous-mêmes. L’amour n’a été admis que comme un passager clandestin dans la vaste aventure du sexe. Nous étions très fleur bleue mais il ne fallait pas le dire. Les sentiments n’avaient droit de cité que s’ils étaient l’annexe du désir. Barthes disait : « La revue Nous deux est plus obscène que le marquis de Sade. » Je sais maintenant que Mai 68 n’a pas été plus érotique ni pornographique qu’il n’a été bolchevique. Quand on voit les images de Woodstock, on sent l’inspiration évangélique. Les corps sont nus parce que la nudité est innocence : on en revient à Adam et Eve avant la chute. Autrement dit, Mai 68, loin d’inaugurer une orgie généralisée, à ouvert la voie à un renforcement du sentiment amoureux assorti de sa composante charnelle.

Vous exagérez ! La sexualité, même sans amour, est non seulement un droit, mais presque un devoir.

Il est vrai qu’un nouveau snobisme impose d’exhiber une sexualité abondante, riche et maîtrisée. Ce qui était autrefois interdit devient obligatoire, ce qui était privé devient public. Reste que le sexe n’a pas été libéré, car il n’est pas libérable. On peut s’affranchir des tabous, accorder aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes. Mais penser qu’on peut venir à bout de la sexualité est idiot. Cela fait partie des utopies européennes : la sexualité a été un accident de l’Histoire et nous entrons à pieds joints dans l’ère du postnational et du postsexuel.

En tout cas, si c’est dans l’amour que nous cherchons le salut, c’est un salut renouvelable, reproductible, aurait peut-être dit Walter Benjamin.

Oui, et cette possibilité de recommencer sa vie est à porter au crédit de l’époque. Autrefois, les femmes, à l’image de ma mère, pouvaient subir la compagnie d’un seul mâle pendant quarante ou cinquante ans. Maintenant que l’affection a remplacé l’obéissance, la subordination ou l’intérêt dans le lien marital, si la rédemption n’arrive pas avec un partenaire, on a la possibilité de retenter sa chance. L’âge a cessé d’être une fatalité.

Cette liberté des modernes est parfois fort encombrante. Vous notez fort justement que l’expression « amour libre » est un oxymore.

Aujourd’hui, le défi est beaucoup plus grand. L’aliénation volontaire de sa propre volonté qui consiste à tomber amoureux se réalise dans l’euphorie, la joie, le sentiment d’agrandissement. Puis on bute contre les murs d’une prison qu’on a construite soi-même et à laquelle on tient. « Amour libre » signifie qu’on renonce librement à sa liberté, tout en ayant la possibilité de la reprendre à tout moment.

Nous avons plusieurs vies et nous sommes, comme le proclamait fièrement la publicité d’un opérateur de téléphonie portable, « sans engagement ». Est-ce un si grand progrès ?

Ce que la liberté a apporté à l’amour, c’est aussi que la moindre entrave est vécue comme insupportable. C’est la face sombre de l’affaire : l’univers du consumérisme est entré dans le coeur humain, avec comme conséquence la muflerie généralisée. Maintenant que le marché amoureux s’est libéré, il a adopté toute la dureté du marché-compétition, concurrence, élimination. La rupture ressemble beaucoup à un licenciement. Récemment, une jeune femme m’a dit : « Je vais quitter mon copain car c’est un loser. » Les attentes sont tellement élevées, les exigences tellement insatiables que personne ne peut y répondre durablement. Une histoire d’amour, c’est un entretien d’embauche permanent.

L’amour devrait aussi heurter nos sentiments démocratiques, car rien n’est moins démocratique que lui.

Encore un grand mensonge de Mai 68 ! Dans un monde libéré des anciennes oppressions, nous serions, pensions-nous, tous égaux devant le plaisir. Chacun pourrait participer au grand banquet des sens et de la chair. Or la prétendue révolution sexuelle est allée de pair avec la révolution individualiste. Nul n’est plus obligé de se donner selon les volontés de l’autre, comme dans un roman du marquis de Sade. Autrement dit, Mai 68 a popularisé et démocratisé l’amour comme marché. Autrefois, la communauté codifiait la façon dont garçons et filles se rencontraient et se mariaient. La vie intime de chacun dépendait de l’accord de tous. Désormais, les critères d’attraction et de répulsion sont d’autant plus arbitraires qu’ils sont personnels.

Le choix du « partenaire », comme on dit, est-il si individuel que cela ? Si l’amour fait partie, comme vous l’observez, de l’« attirail social », les représentations collectives, la publicité, les médias ne jouent-ils pas un rôle essentiel ?

Bien entendu, il existe des barrières infranchissables : la beauté, l’âge, la richesse, le prestige. La société a fixé des canons de beauté impitoyables, surtout pour les femmes. Nous regardons les autres avec des codes très précis et non pas avec des yeux neufs. Et cette discrimination commence dès l’école, où les instituteurs favorisent les enfants « mignons » au détriment de ceux qui ne sont pas conformes aux canons esthétiques. Puis viennent ensuite les canons sociaux, économiques. Cela dit, la grande découverte des années 70, c’est qu’on peut ruser avec la norme : Woody Allen a magnifiquement incarné le type moche et sans grâce qui réussit là où les plus beaux échouent. C’est aussi ce qui explique le formidable succès de Houellebecq : il est le seul à affirmer que l’hédonisme est un féodalisme comme les autres.

La libération des femmes a pourtant ancré dans les esprits l’idée que le couple pouvait et devait être un lieu égalitaire, délivré de tout enjeu de pouvoir. Vous y croyez ?

Nous avons oublié que la libido et l’éros ont leur part d’ombre et de cruauté. Quand on fait l’amour, on se comporte parfois comme un barbare et c’est ça qui est agréable. Comme disait Martin Veyron, l’amour propre ne le reste pas longtemps. L’amour est toujours l’auxiliaire de la violence. Le vieux monde n’est pas mort. Le couple a besoin d’un certain niveau d’agressivité. La démocratie ne peut pas régner dans les chambres à coucher. Heureusement.

Ouf, nous ne sommes pas menacés par une sexualité pacifiée. Il faut donc croire que quelque chose traverse les siècles.
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