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Citation de Partemps


II
Et aujourd’hui ? Les dieux anciens se sont enfuis. Hölderlin, qui a fait l’épreuve de cette disparition comme aucun autre poète avant lui ni après lui, et qui l’a portée de façon fondatrice à la parole, demande, dans son élégie Pain et vin [2], consacrée au dieu du vin Dionysos :

« Wo, wo leuchten sie denn, die fernhintreffende Sprüche ?
Delphi schlummert und wo tonet das grosse Geschick ? » (IV Str.)
« Où brillent-ils, les oracles qui portent loin ?
Delphes somnole — où retentit le grand destin ? »
Y a-t-il aujourd’hui, après deux millénaires et demi, un art qui se tienne sous la même exigence que le fit autrefois l’art en Grèce ? Et sinon, de quelle région provient l’exigence à laquelle l’art moderne, dans tous ses domaines, répond ? Ses œuvres ne jaillissent plus des limites fécondes d’un monde du populaire et du national. Elles appartiennent à l’universalité de la civilisation mondiale. Leur composition et leur organisation font partie de ce que la technique scientifique projette et produit. Celle-ci a décidé du mode et des possibilités du séjour de l’homme dans le monde. La constatation que nous vivons dans un monde scientifique, et que par l’appellation de « science », c’est la science de la nature, la physique mathématique, qui est entendue, met l’accent sur quelque chose qu’on ne connaît que trop.

En fonction d’elle on est facilement porté à expliquer que la région d’où provient l’exigence à laquelle l’art d’aujourd’hui a à répondre, n’est autre que le monde scientifique.

Nous hésitons à donner notre assentiment. Nous restons dans l’embarras. C’est pourquoi nous demandons : qu’est-ce que cela signifie — « le monde de la science » ? Nietzsche, à la fin de la neuvième décennie du siècle dernier, a déjà prononcé une parole qui peut aider à résoudre cette question. La voici :

« Ce n’est pas la victoire de la science, qui caractérise notre dix-neuvième siècle, mais la victoire de la méthode scientifique sur la science. » (Volonté de puissance, n. 466.)
La phrase de Nietzsche réclame un éclaircissement.

Que signifie ici « méthode » ? Que signifie « la victoire de la méthode » ? « Méthode » ne signifie pas ici l’instrument grâce auquel la recherche scientifique élabore le domaine, thématiquement établi, de ses objets. Méthode signifie bien plutôt la façon et la manière dont, dès l’abord, ce qui constitue à chaque fois le domaine des objets soumis à la recherche est délimité dans son objectivité. La méthode est le projet qui d’avance a prise sur le monde, et établit ce en quoi seulement il peut être soumis à la recherche. Et quel est ce projet ? Réponse : que soit en général soumis au calcul tout ce qui est accessible à l’expérimentation et contrôlable par elle. A ce projet d’un monde les sciences particulières demeurent assujetties dans leur démarche. C’est pourquoi la méthode ainsi comprise est la « victoire sur la science ». La victoire comporte en elle-même une décision. Elle affirme : ne vaut comme véritablement réel que ce qui est scientifiquement démontrable, c’est-à-dire calculable. Grâce à la calculabilité, le monde devient, toujours et partout, soumis à la maîtrise de l’homme. La méthode est la provocation victorieuse lancée au monde pour qu’il soit en général à la pleine disposition de l’homme. La victoire de la méthode sur la science a pris son départ au XVIIe siècle, grâce à Galilée et à Newton, en Europe — et nulle part ailleurs sur cette terre.

La victoire de la méthode se développe aujourd’hui dans ses possibilités les plus extrêmes comme cybernétique. Le mot grec κυ6ερνήτης est le nom de celui qui tient les commandes. Le monde scientifique devient monde cybernétique. Le projet cybernétique du monde suppose, dans sa saisie préalable, que la caractéristique fondamentale de tous les processus calculables du monde soit la commande. La commande d’un processus par un autre est rendue possible par la transmission d’une information. Dans la mesure où le processus commandé renvoie des messages à celui qui le commande et ainsi l’informe, la commande a le caractère de la rétroaction des informations.

La régulation dans les deux sens des processus en rapport mutuel s’accomplit donc en un mouvement circulaire. C’est pourquoi la circularité de la régulation est le caractère fondamental du monde que projette la cybernétique. Sur elle repose la possibilité de l’autorégulation, l’automatisation d’un système moteur. Dans la représentation du monde par la cybernétique, la différence entre les machines automatiques et les êtres vivants est abolie. Elle est neutralisée par le processus de l’information qui ne fait pas de différence. Le projet cybernétique du monde, la « victoire de la méthode sur la science » rend possible que le monde de l’inanimé et de l’animé soit soumis à un calcul généralement équivalent, et en ce sens universel — à un calcul, c’est-à-dire à une maîtrise. L’homme lui aussi a sa place assignée dans cette uniformité du monde cybernétique. A tel point que cette place de l’homme est toute particulière. En effet, dans l’horizon de la représentation cybernétique, l’homme a son lieu dans le circuit de régulation le plus large. Conformément à la représentation moderne de l’homme, celui-ci est en effet le sujet, qui se rapporte au monde comme au domaine des objets, en les travaillant. La transformation du monde qui est ainsi à chaque fois produite se donne en retour à connaître à l’homme. La relation sujet-objet est, pour la représentation cybernétique, l’échange réciproque des informations, la rétroaction au sein du circuit de régulation supérieur, qui peut être décrit par le titre « homme et monde ». La science cybernétique de l’homme cherche à présent les fondements d’une anthropologie scientifique là où le requisit principal de la méthode, le projet de tout soumettre au calcul, peut être satisfait de la façon la plus sûre dans l’expérimentation, à savoir dans la biochimie et la biophysique. C’est pourquoi ce qui dans la vie de l’homme est, d’après les normes de la méthode, le vivant normatif, ce sont les gamètes. Ils ne sont plus comme auparavant les miniatures de l’être vivant pleinement développé. La biochimie a découvert le plan de la vie dans les gènes des gamètes. Ce plan est la programmation inscrite et stockée dans les gènes, le programme de l’évolution. La science connaît déjà l’alphabet de ce programme. On parle d’« archives de l’information génétique ». Sur sa connaissance se fonde la perspective assurée d’obtenir un jour une prise sur la production et la sélection de l’homme par la technique scientifique. La pénétration de la structure génétique des gamètes humains par la biochimie et la fission de l’atome par la physique nucléaire se tiennent l’une et l’autre sur la même voie, celle de la victoire de la méthode sur la science.

Dans une note de l’année 1884, Nietzsche remarque : « L’homme est l’animal qui n’est pas encore établi. » (XIII, n. 667). Cette phrase contient deux pensées. D’une part, l’essence de l’homme n’est pas encore bien établie, pas encore reconnue. D’autre part, l’existence de l’homme n’est pas encore fermement établie, pas assurée. Certes, un chercheur américain explique aujourd’hui : « L’homme sera l’unique animal qui puisse diriger sa propre évolution. » Mais la cybernétique se voit par ailleurs forcée de reconnaître qu’une régulation générale de l’existence humaine n’est pas encore accomplie à l’heure actuelle. C’est pourquoi l’homme fait encore provisoirement fonction, dans le domaine universel de la science cybernétique, de « facteur de perturbation ». Les plans et les actions de l’homme, apparemment libres, agissent de façon perturbante.

Mais tout récemment la science a aussi pris possession de ce champ de l’existence humaine. Elle entreprend l’exploration et la planification, rigoureusement méthodiques, de l’avenir possible de l’homme agissant. Elle prend en compte les informations sur ce qui est planifiable de l’homme. Cette sorte d’avenir est le futur pour le Logos qui, en tant que futurologie, se subordonne à la victoire de la méthode sur la science. La parenté de cette très récente discipline scientifique avec la cybernétique est évidente.

Cependant nous ne mesurons toute la portée de la science cybernétique et futurologique de l’homme que si nous prenons garde à la présupposition sur laquelle elle se fonde. Cette présupposition consiste en ce que l’homme est déterminé comme l’être social. Mais société veut dire : société industrielle. Elle est le sujet auquel le monde des objets demeure rapporté. On pense certes que l’égoïté de l’homme serait surmontée par son être social. Mais cet être social ne fait en aucune façon que l’homme moderne sacrifie sa subjectivité. Bien plutôt, la société industrielle est l’égoïté, c’est-à-dire la subjectivité, portée à son élévation la plus extrême. En elle, l’homme ne s’en remet qu’à soi-même et aux domaines, par lui érigés en institutions, de son monde vécu. Certes, la société industrielle ne peut être ce qu’elle est que si elle se soumet aux règles de la science dominée par la cybernétique et de la technique scientifique. Mais l’autorité de la science s’appuie sur la victoire de la méthode, qui de son côté produit comme sa justification l’effet de la recherche qu’elle dirige. Ce titre de justification est tenu pour suffisant. L’autorité anonyme de la science est considérée comme intouchable.

Cependant vous n’avez dû cesser de vous demander : pourquoi ces considérations sur la cybernétique, la futurologie et la société industrielle ? ne nous sommes-nous pas beaucoup trop éloignés, ce faisant, de notre question sur la provenance de l’art ? Cela semble bien être le cas, et pourtant n’est pas juste.

Les renvois à l’existence de l’homme d’aujourd’hui nous ont bien plutôt préparés à poser de façon plus réfléchie notre question sur la provenance de l’art et la destination de la pensée.
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