Après quelques heures, je réalisai que j'étais des leurs, que j'appartenais à cette race de cinglés hystériques prêts à chercher dix minutes l'angle idéal pour photographier un chewing-gum en forme de cœur sur le macadam avec Times Square en arrière-plan. Comment avais-je pu me métamorphoser en cette espèce sauvage et vulgaire que je détestais tant lorsque je vivais à Strasbourg ; quand chaque jour de décembre, où que j'aille et où que je me planque, je ne pouvais échapper à la masse bestiale dégueulant des autocars venant nous emmerder sur le marché de Noël ? Je leur vouais une haine sans bornes et pourtant, à présent, je faisais partie de cette foule primitive et grossière d'imbéciles photographiant tout et n'importe quoi, quitte à rater l'instant mais à en avoir mille photos.
Mon père s'appelait Claude Limier. Prototype de l'insipidité, il était l'individu le plus banal du monde. Le type qu'on ne voit pas tant il se fond dans la masse et les murs ; qu'on entend à peine et qu'on n'écoute jamais ; celui qui, profondément allergique au parfum, est insipide jusque dans l'odeur et qui ne laisse pour première impression qu'un vague arrière-goût fadasse. Le genre d'homme qu'on n'assassinerait jamais et dont la mort laisserait indifférents ceux n'appartenant pas à son cercle familial immédiat.
Il débuta sa carrière de banalité ambulante très tôt, en vérité dès l'école primaire où, selon ma grand-mère, il était si sage que la maîtresse l'oubliait fréquemment dans la classe à l'heure de la récréation.
La fragilité humaine m'avait toujours fascinée ; le psychisme pouvait marcher sur le fil de la raison pendant des années avant de basculer du côté de la folie d'un instant à l'autre. C'était à la fois triste et édifiant.