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Citation de mimo26


Est-ce qu’elle s’est essuyé la bouche du revers de la main, passé la langue sur les dents, recoiffée un peu ? Est-ce elle ou lui qui a remonté la culotte, remis un semblant d’ordre dans la robe-tablier rouge, tiré sur le chemisier blanc ? Elle le regarde en opinant du menton, comme les petits chiens qui hochent la tête sur les plages arrière des voitures. Je suis gentille, je suis jolie, j’aime ça, tu es mon ami, tu aimes mes grosses fesses, tu me fais du bien, je suis gourmande, je ne dirai rien, c’est notre secret, je te promets, je ne dirai rien. Des mots qu’il lui a dits et dont elle ne se souvient pas, pas plus qu’elle ne se souvient de ce qu’il lui a fait. Elle reprend le sachet en papier blanc des carambars et le pot de flocons pour poissons rouges qu’elle avait posé sur le coin nu d’une marche. Quelque chose s’est renversé, elle ne sait pas si c’est le sol ou si c’est elle, elle se concentre pour gravir l’escalier. Sur le palier, elle se retourne quand il l’appelle, promet encore en hochant la tête.
Elle est allongée sur son lit, elle essaye d’attraper une larme du bout de la langue. Les lattes du couloir grincent, elle saisit son livre. Sans famille, Hector Malot.
— C’est ton livre qui te fait pleurer ? demande son père, alarmé peut- être qu’elle se soit glissée comme une ombre de l’entrée de l’appartement à sa chambre, sans le rituel tonitruant du Bonjour ma chère famille que j’aime et que j’adore, sans claquer la porte d’entrée, sans venir rien leur raconter. Sa tête se déplace. Gauche. Droite. Droite. Gauche.
— Il s’est passé quelque chose ? Sa tête se déplace. Haut. Bas. Bas. Haut.
Elle est assise entre ses parents sur le canapé bordeaux du salon, son frère et ses sœurs ont disparu. Elle regarde les murs tendus de tissu, elle ne les reconnaît pas, comme elle ne reconnaît pas ses propres parents. Tout est soudain changé sans qu’elle puisse saisir quoi. Ils lui parlent, elle a du mal
à les entendre, à les comprendre. Elle flotte.
Elle est assise à l’arrière de la voiture de police, à côté de son père. Les policiers mettent les gyrophares pour la faire sourire. Elle sourit. Elle est gentille. Elle n’est plus là. Elle est morte. Personne ne semble s’en rendre compte.
Au commissariat, une policière lui pose des questions, elle doit répondre par oui ou par non, elle hoche ou elle secoue la tête, selon. Elle ne ressent rien. La policière note, Il m’a touché mon zizi : devant et derrière. Il a saisi ma main gauche qu’il a posée sur son sexe. On lui dit qu’elle porte plainte pour attouchement sexuel et que le monsieur de la cage d’escalier, c’est un pédophile. Elle hoche la tête.
Elle ne sent pas les méduses s’immiscer en elle ce jour-là, elle ne sent pas les longs tentacules transparents la pénétrer, elle ne sait pas que leurs filaments vont l’entraîner peu à peu dans une histoire qui n’est pas la sienne, qui ne la concerne pas. Elle ne sait pas qu’ils vont la déporter de sa route, l’attirer vers des profondeurs désertes et inhospitalières, entraver jusqu’au moindre de ses pas, la faire douter de ses poings, rétrécir année après année le monde qui l’entoure à une petite poche d’air sans issue. Elle ne sait pas que désormais elle est en guerre et que l’armée ennemie habite en elle. Personne ne la prévient, personne ne lui explique, le monde s’est tu.
Les années passeront. Ils oublieront ce dimanche ensoleillé du mois de mai, ou plutôt, ils n’en parleront pas. Elle non plus, elle n’y pensera plus.
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