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Citation de ThibaultMarconnet


J’avais trois francs dans ma poche, cadeau de ma mère en ce jour anniversaire, et je décidai d’en consacrer la moitié à l’achat de trois bâtons de détacheur. Ainsi le camelot m’estimerait, me trouverait intéressant, et je pourrais rester longtemps à l’écouter, du droit d’un client sérieux. Et puis Maman serait si contente ! Jamais plus de taches ! Le cœur battant, tout ému de l’important achat qui allait me valoir la considération des badauds et l’amitié du camelot, je mis la main dans la poche de mon costume marin pour en sortir la grande somme, et j’aspirai largement pour avoir le courage de m’avancer et de réclamer les trois bâtons. Mais alors, rencontrant mon sourire tendre de dix ans, sourire d’amour, le camelot s’arrêta de discourir et de frotter, scruta silencieusement mon visage, sourit à son tour, et j’eus peur. Son sourire venait de découvrir deux longues canines, et un paquet de sang massivement afflua sous ma poitrine, à hauteur du sternum, avec le choc d’un coup contre ma gorge. Sous son regard bleu pâle et son index tendu qui me désignait, je transpirai, et de panique j’humectai mes lèvres.

Toi, tu es un youpin, hein ? me dit le blond camelot aux fines moustaches que j’étais allé écouter avec foi et tendresse à la sortie du lycée, tu es un sale youpin, hein ? je vois ça à ta gueule, tu manges pas du cochon, hein ? vu que les cochons se mangent pas entre eux, tu es avare, hein ? je vois ça à ta gueule, tu bouffes les louis d’or, hein ? tu aimes mieux ça que les bonbons, hein ? tu es encore un Français à la manque, hein ? je vois ça à ta gueule, tu es un sale juif, hein ? un sale juif, hein ? ton père est de la finance internationale, hein ? tu viens manger le pain des Français, hein ? messieurs dames, je vous présente un copain à Dreyfus, un petit youtre pur sang, garanti de la confrérie du sécateur, raccourci où il faut, je les reconnais du premier coup, j’ai l’œil américain, moi, eh ben nous on aime pas les juifs par ici, c’est une sale race, c’est tous des espions vendus à l’Allemagne, voyez Dreyfus, c’est tous des traîtres, c’est tous des salauds, sont mauvais comme la gale, des sangsues du pauvre monde, ça roule sur l’or et ça fume des gros cigares pendant que nous on se met la ceinture, pas vrai, messieurs dames ? tu peux filer, on t’a assez vu, tu es pas chez toi ici, c’est pas ton pays ici, tu as rien à faire chez nous, allez, file, débarrasse voir un peu le plancher, va un peu voir à Jérusalem si j’y suis.

Ainsi me dit le camelot dont je m’étais approché avec foi et tendresse en ce jour de mes dix ans, d’avance ravi d’écouter le gentil langage français dont j’étais enthousiaste, crétinement d’avance ravi d’acheter les trois bâtons de détacheur universel pour me faire bien voir du camelot, pour lui plaire, pour en être estimé, pour m’en faire aimer, pour avoir le droit de rester, pour en être, pour participer à la merveilleuse communion, pour aimer et être aimé.

(p. 36-40)
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