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Citation de enzo92320


(p.157)

Eh bien, pour commencer, nous ne faisons pas de guerres et ne les préparons pas. En conséquence, nous n’avons pas besoin d’armée, de hiérarchies militaires, ni de commandement unifié. Puis il y a notre système économique : il n’autorise personne à devenir plus de quatre à cinq fois plus riche que la moyenne. Ce qui signifie que nous n’avons pas de capitaines d’industrie ni de financiers omnipotents. Mieux encore, nous n’avons pas de politiciens ni de bureaucrates omnipotents. Pala est une fédération d’unités autogouvernées, d’unités géographiques, d’unités professionnelles, d’unités économiques – il y a donc un champ immense pour l’initiative à petite échelle et pour les dirigeants démocratiques, mais pas de place pour aucun dictateur, à la tête d’un gouvernement centralisé. Autre chose : nous n’avons pas d’Église établie, et notre religion préconise l’expérience directe et réprouve toute croyance en des dogmes non véritables et toute émotion que cette croyance inspire. Nous sommes donc à l’abri de deux fléaux : le papisme, d’une part, et le fanatisme puritain, d’autre part. Et avec l’expérience transcendante, nous cultivons le scepticisme systématique. Nous dissuadons les enfants de prendre les mots trop au sérieux, nous leur apprenons à analyser tout ce qu’ils entendent ou lisent – ceci fait partie intégrante du programme scolaire. Résultat : un éloquent galvaniseur de foules, tel qu’Hitler ou notre voisin de l’autre côté du Détroit, le colonel Dipa, n’a pas la moindre chance, ici à Pala.
[…]
Personne ne jouit d’un monopole, assura le Dr Robert. Il y a une liste d’éditeurs, représentant une demi-douzaine de partis et d’intérêts différents. Chacun d’eux reçoit dans le journal l’espace qui lui est destiné pour ses commentaires et sa critique. Le lecteur est en mesure de comparer les arguments et de se créer une opinion. Je me souviens combien je fus choqué, la première fois que je lus l’un de vos journaux à gros tirage. Le parti pris des manchettes, la partialité systématique des reportages et des commentaires, les rengaines et les formules remplaçant les arguments !… Aucun appel sérieux à la raison. Un effort systématique pour inculquer des réflexes conditionnés dans l’esprit des lecteurs. Quant au reste, crimes, divorces, anecdotes, balivernes, tout ce qui peut les distraire, tout ce qui peut les empêcher de penser...
[…]
Et ces villages fournissent la main-d’œuvre ?
— Par intermittence, entre l’agriculture et le travail dans les forêts et dans les scieries.
— Un tel système d’intermittence donne-t-il un bon rendement ?
— Cela dépend de ce que vous entendez par « bon ». Il n’en résulte pas le maximum d’efficacité. Mais, à Pala, ce maximum n’est pas un idéal auquel il faut tendre absolument, comme chez vous. Vous cherchez avant tout à obtenir le plus grand rendement possible dans le temps le plus court. Nous pensons avant tout aux êtres humains et à leurs satisfactions. La variété des tâches n’entraîne pas un plus grand rendement en un plus petit nombre de jours. Mais la plupart des gens préfèrent cela, plutôt que de se livrer au même genre de travail tout au long de leur vie. Lorsqu’il s’agit de choisir entre l’efficacité mécanique et la satisfaction humaine, nous choisissons la satisfaction.
— À vingt ans, intervint Vijaya, j’ai passé quatre mois dans cette fabrique de ciment. Après quoi j’ai passé dix semaines à mettre au point des superphosphates. Puis six mois dans la jungle, comme bûcheron.
— Quelle effroyable besogne !
— Vingt ans plus tôt, dit le Dr Robert, j’ai fait un stage à la fonderie de cuivre. Après quoi, j’ai tâté de la mer, sur un bateau de pêche. Goûter à tous les genres de tâches, cela fait partie de l’éducation de chacun. L’on apprend beaucoup de cette façon – sur les choses, sur les arts et sur les organisations, sur toutes sortes d’individus et leurs manières de penser.
Will secoua la tête :
— Je préférerais apprendre cela dans les livres.
— Mais ce que vous apprenez dans les livres, ce n’est jamais cela. Au fond, ajouta le Dr Robert, vous n’êtes encore que des Platoniciens. Vous adorez la parole et abhorrez la matière.
— Adressez-vous aux ecclésiastiques, dit Will. Ils nous reprochent sans cesse d’être d’immondes matérialistes.
— Immondes, approuva le Dr Robert, mais uniquement parce que vous êtes des matérialistes maladroits. Le matérialisme abstrait – voilà ce que vous prônez. Tandis que nous cherchons à être des matérialistes concrets – matérialistes jusqu’aux zones les plus secrètes de la vue, du toucher et de l’odorat, des muscles tendus et des mains sales. Le matérialisme abstrait est aussi mauvais que l’idéalisme abstrait ; il rend l’expérience spirituelle immédiate pratiquement impossible. Goûter aux différents genres de travaux en tant que matérialistes concrets est le premier pas indispensable de notre éducation, en route vers une spiritualité concrète.
— Mais, quelque concret que soit votre matérialisme, précisa Vijaya, il ne vous mènera pas très loin si vous n’êtes pleinement conscient de ce que vous faites et expérimentez. Il vous faudra être totalement conscient des fragments de matière que vous touchez, des arts que vous pratiquez, des gens avec lesquels vous travaillez.
— Très juste, dit le Dr Robert. J’aurais dû préciser que le matérialisme concret n’est que la substance d’une vie humaine accomplie. C’est grâce à la conscience, à une conscience totale et constante, que nous transformons cette substance en spiritualité concrète. Soyez pleinement conscient de ce que vous faites, et le travail deviendra le yoga du travail, la distraction deviendra le yoga de la distraction, et la vie de tous les jours deviendra le yoga de la vie de tous les jours.
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