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Citation de Aquilon62


Joseph a prévenu Louise, “Là où je t’emmène, il se peut qu’on ne t’aime pas”, elle a répondu qu’elle s’en moquait pas mal, “On verra bien”, et cette seule réponse l’a convaincu qu’elle serait la femme de sa vie. Il est allé la chercher en 1929 au loin, dans un autre village, plus fou encore, dans une autre vallée. Ce sont des choses qui ne se font pas. Plutôt épouser sa cousine qu’une fille d’ailleurs. On laisse encore les parents faire, décider à notre place, on marie une connaissance de toujours, une amie d’enfance, la fille des voisins. Les Alpes constituent un archipel, les villages sont autant d’îles, on ne passe pas aisément de l’une à l’autre, on préfère se tourner le dos. Les femmes d’ici, Joseph n’en veut pas. “C’est un difficile”, disent de lui les plus indulgents. Les autres parlent dans son dos, doutent de lui, raillent le contraste entre ce corps énorme, cette barbe envahissante, cette force, un chêne fait homme, sa voix si grave, si belle, à faire trembler les murs, et sa solitude. Comment peut-on approcher le mètre quatre-vingt-dix, peser quatre-vingt-dix kilos, pas un gramme de graisse, du muscle jusque dans le visage, dans la mâchoire ; comment peut-on dépasser de la tête et des épaules tout homme vivant dans ce pays qui n’enfante que des petits, arborer une barbe noire, longue, si peu taillée, faire peur d’un regard, d’un son articulé, être surnommé sans grande imagination “l’ours”, et vivre seul ? Ils en rient au café, le cordonnier qui ne trouve pas chaussure à son pied. Le colosse qui passe sa vie enfermé, à réparer des godasses plutôt que d’aller couper des arbres, traîner du bois dans la forêt, à quoi lui sert donc ce corps ? Il n’est d’aucune utilité d’être grand dans le monde paysan, la taille constitue même un handicap, les corps sont volontairement ramassés sur eux-mêmes, adaptés au climat et au labeur. Arracher les pommes de terre, couper du bois, se casser en deux à longueur de journée, se plier pour traire les vaches, des corps formés par le travail, pour le travail, façonnés pour être efficaces. Il faut être fort, costaud, racé, du muscle concentré mais grand ? Mais large d’épaules ?
Louise a l’âme d’une insulaire mais surtout d’une voyageuse. Changer d’air ne lui fait pas peur. Elle a six ans de moins que Joseph. Sa mère a toujours voulu qu’elle travaille, elle qui ne jurait que par le savoir, par les livres, pas tant pour elle que pour sa fille, l’indépendance financière, ne pas dépendre des hommes. Louise est devenue la maîtresse d’école, la seule de la vallée. Une célébrité en quelque sorte. Celle qui fait la classe, instruit, ne donne jamais de coups de canne même quand elle les estimerait mérités, même quand les parents la supplient de taper leurs enfants. Elle se dit certaine que sa voix suffit à marquer les esprits.

(INCIPIT)
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